Suite à la polémique ayant accompagné la censure d'ouvrages à la Foire internationale du livre, le président de la République est allé à la Librairie El Kitab d'où il a affirmé qu'il n'y a pas eu de censure et que les libertés ne sont pas menacées en Tunisie. Sur terrain, les faits contredisent le président. Kaïs Saïed ne déroge pas à son habitude, celle de choisir un auditoire quelconque devant qui il injurie ses opposants et ses adversaires. Dans sa ligne de mire, cette fois, ceux qui ont affirmé qu'il y a eu censure de deux livres (en réalité, bien davantage) à la Foire internationale du livre. Il a taclé ces « menteurs » qui diffament à longueur de journée et cherchent à frapper l'Etat et ses composantes. Pour prouver la justesse de ses propos, le président a montré à la caméra l'un des livres censurés « Frankenstein » de Kamel Riahi lequel est vendu librement dans la librairie El Kitab de l'avenue Habib Bourguiba où il est allé lundi 2 mai en fin d'après-midi. Quant au second livre, « Kaïs Premier, président d'un bateau ivre » de Nizar Bahloul, il n'était pas disponible en rayons a priori, mais le président a affirmé que l'ouvrage n'est pas censuré, la preuve c'est qu'il lui a été offert. Quel est le lien entre la censure et le fait que le livre lui ait été offert ? Il n'y en a pas, mais cela démontre que le président est de bonne foi. Le président n'a pas caché sa colère, mardi 2 mai et comme à chaque fois. Mais contrairement aux sorties similaires précédentes, le président semblait de bonne foi cette fois-ci. D'après lui, il n'y a pas eu de censure et il n'y a pas de menaces des libertés en Tunisie. Sauf que voilà, Kaïs Saïed a beau être de bonne foi et ne dire théoriquement que la vérité, les faits sur terrain le démentent. S'il est vraiment de bonne foi, il devrait faire le ménage autour de lui et cesser de croire à tous les rapports qu'on lui présente.
Pour ce qui est de la censure des livres, c'était vraiment le cas, les livres ont été retirés vendredi et samedi et ont été remis dans les rayons dimanche. Outre les constats sur terrain et les vidéos attestant de cela, la directrice de la foire a avoué cela dimanche soir dans un point de presse. Elle a affirmé clairement que les livres ont été retirés puis remis. Pour le président, il ne s'agit que de procédures administratives puisque les livres en question n'auraient pas été inscrits dans les listes envoyées à la direction de la foire. Or c'est là le propre même de la censure. On prétexte des procédures administratives sournoises pour éliminer ce qui dérange. Le président a beau considérer que cela n'est pas de la censure, c'en est bien une, quand bien même celle-ci n'a duré que 24 heures. Le président a toutefois été trompé et il n'est pas difficile de deviner à quel niveau la tromperie a eu lieu. D'un côté, on a la direction de la foire qui dit ne pas être derrière la censure, de l'autre les éditeurs disent qu'ils ont eu la visite de personnes se présentant de la présidence qui leur ont demandé de retirer les livres des rayons. Or, le président dément être derrière cela et il n'y a aucune raison de douter de sa bonne foi. Si ce n'est pas la présidence, ni la direction de la foire qui sont derrière la censure, le chaînon restant est le ministère des Affaires culturelles qui fait du zèle injustifié et contreproductif et dont les agents se présentent comme étant ceux de la présidence. Il ne s'agit pas de jouer à l'inspecteur Colombo, il s'agit de juste de relayer les faits et de procéder par élimination.
S'agissant du volet des libertés menacées en Tunisie, le président jure ses grands dieux qu'elles sont préservées. Là, on aimerait bien le croire et on aimerait bien, surtout, qu'il concrétise ses propos sur le terrain. Si les libertés sont préservées, comment explique-t-il qu'il a lui-même signé le fameux décret 54 liberticide qui punit jusqu'à dix ans de prison la diffamation et l'atteinte à autrui via les réseaux sociaux ? Dans quel pays au monde punit-on aussi sévèrement les paroles, soient-elles offensantes, injurieuses, insultantes et même menaçantes ? Dans un pays qui respecte les libertés, ce genre d'actes, indéniablement répréhensibles, est puni par de fortes amendes, mais jamais au grand jamais par des peines privatives de liberté. On condamne un meurtre à dix ans de prison et non un post Facebook aussi infâme soit-il. Depuis sa publication, en octobre dernier, le décret 54 est devenu le joujou du régime. Il a été utilisé à trois reprises, au moins, par les ministres. Une première fois contre Business News suite à la publication d'un article critiquant le bilan de la cheffe du gouvernement, une deuxième fois contre le journaliste Mohamed Boughalleb qui a médiatisé une sale affaire épinglant le ministre des Affaires religieuses et une troisième fois contre la journaliste Monia Arfaoui qui, aussi, a médiatisé une autre sale affaire épinglant le même ministre des Affaires religieuses. Le journaliste et directeur de la radio Mosaïque FM, Noureddine Boutar, a été emprisonné depuis 80 jours sur la base d'accusations portant sur la ligne éditoriale de son média. Ce même décret liberticide a été utilisé par la ministre de la Justice pour poursuivre un certain nombre d'opposants politiques « insolents » tels Lazhar Akremi et Ghazi Chaouachi. Au lieu de poursuivre les journalistes et les opposants sur la base du décret-loi 115 relatif à la presse (qui prévoit des amendes en cas de diffamation), les ministres les ont poursuivis sur la base du décret 54 les trainant ainsi devant la brigade criminelle et leur faisant encourir dix ans de prison. Kaïs Saïed a beau dire que les libertés ne sont pas menacées, et on voudrait bien le croire, ses ministres menacent clairement les libertés et ce par le biais d'un décret qu'il a lui-même signé.
Avec l'histoire de la censure du week-end dernier et les plaintes déposées contre les journalistes et les opposants, ces derniers mois, nous avons droit à deux sons de cloche de la part du régime Kaïs Saïed. Un président qui affirme une chose et des ministres qui font le contraire. Plutôt que d'injurier les victimes de la répression, le président devrait ordonner à ses subordonnés de respecter les valeurs qu'il dit défendre. Les histoires qui salissent l'image du pays et de l'Etat, ce ne sont pas les journalistes, les opposants et les écrivains qui en sont responsables, ce sont les fonctionnaires zélés du régime, nostalgiques d'une époque révolue. En revanche, il y a lieu de noter que les propos du président mardi 2 mai autorisent tout l'optimisme. Le président n'assume publiquement aucune atteinte aux libertés et aucune censure. Pourvu que ses propos soient suivis au pied de la lettre par ses vassaux.