Les causes minoritaires encouragent la diversité de pensée, stimulent le débat et peuvent mener la société à des avancées importantes. Il est essentiel de respecter la diversité et d'écouter celle ou celui qui nous bouscule dans nos convictions. Dans le cadre des élections présidentielles nous sommes nombreux à avoir rêvé de débats sereins et passionnés autour des sujets que notre société affronte, des échanges animés et contradictoires qui nous permettent de former une opinion fondée sur des faits ainsi que sur des arguments sociaux, culturels, religieux et des expériences internationales, au-delà des partis pris et de nos certitudes. Cela semble être une mission impossible pour l'instant.
Bien qu'encore très minoritaires ceux qui militent pour une Tunisie sans peine de mort méritent d'être écoutés car ils aspirent à bâtir un avenir fondé sur la dignité et le respect des droits fondamentaux de tous les citoyens. Débattre de la question de la peine de mort en Tunisie ne peut que nous rendre meilleurs. Echanger et remettre en question ses convictions n'est pas une faiblesse, mais une invitation à réfléchir à nos pratiques. Bien que la peine capitale soit toujours inscrite dans notre code pénal, un moratoire sur les exécutions a été instauré depuis 1991. Mais qu'en est-il réellement ? Cette peine a été appliquée en Tunisie la dernière fois le 17 novembre 1990 sur un violeur et un assassin d'enfants. Cependant, elle est régulièrement prononcée.
Les tribunaux continuent de prononcer des condamnations à mort Le premier Président de la République, Habib Bourguiba, n'a jamais gracié un condamné à mort, à l'exception de deux officiers qui ont participé à une tentative de coup d'Etat. Pourquoi ? Une question troublante. Ce paradoxe nous interroge sur la valeur que nous accordons aux droits humains et aux valeurs fondamentales auxquelles s'attache notre société en 2024. Ce moratoire, qui, bien que symbolique, manque de véritable fondement légal. La Constitution tunisienne, tout en garantissant le droit à la vie, laisse la porte ouverte à des exceptions dans des « cas extrêmes ». En 2019, pas moins de 47 condamnations à mort ont été prononcées, tandis qu'entre 95 et 110 personnes attendent des années durant leur sort dans les couloirs de la mort dans des conditions inhumaines. Cette réalité alarmante nous pousse à exiger une réforme législative pour formaliser le moratoire et envisager l'abolition définitive de la peine de mort, comme cela a été préconisé par le rapport de la Commission des Libertés Individuelles et de l'Egalité (COLIBE) en 2017. Ce rapport a été accueilli par un tollé dans l'Assemblée des Représentants du Peuple. Nos représentants n'ont pas réalisé à quel point ils ont raté un rendez-vous avec le progrès social. La société tunisienne traverse une période confuse où la quête de justice et le respect des droits humains sont plus que jamais d'actualité, tout en étant incapable de remettre en question les préjugés, les conservatismes et le patriarcat. Une sorte de schizophrénie sociale, où l'on fait en cachette ce que nous dénonçons publiquement avec véhémence. D'un point de vue politique, la résistance à l'abolition de la peine de mort est bien réelle. Cela suscite des inquiétudes quant à l'engagement de nos autorités à respecter les normes internationales en matière de droits humains. Voltaire, en 1747, avait écrit : « Il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que condamner un innocent. ». Sommes-nous réellement égaux devant la justice, nos droits sont-ils respectés ? En attendant une réelle et profonde réforme judiciaire garantissant l'équité dans les procédures et lors des procès, nous pouvons nous interroger sur le profil des condamnés à mort, leurs origines sociales, géographiques, leurs professions, leur équilibre mental et surtout la réalité de leur culpabilité. En d'autres termes, sur les 100 condamnés actuellement, est-il fou de penser qu'il y a un innocent parmi eux ? La lutte contre la peine de mort nécessite une remise en question des structures judiciaires établies. Dans le contexte actuel, il est impératif de réexaminer nos pratiques traditionnelles à la lumière des valeurs universelles des droits humains. La transition vers un système judiciaire respectueux des droits humains est un impératif moral et une nécessité politique. De nombreux penseurs et leaders musulmans plaident pour une interprétation des textes sacrés qui privilégie la compassion et la miséricorde. Ils nous rappellent que l'essence même de l'Islam repose sur ces valeurs, et que nos décisions judiciaires devraient en tenir compte. Les débats contemporains sur la peine de mort en Islam soulèvent également des questions éthiques fondamentales. Peut-on vraiment ôter la vie d'un individu au nom de la loi ? Les systèmes judiciaires sont-ils infaillibles ? La valeur dissuasive de la peine de mort est-elle réelle ?
La question de la peine de mort dépasse les simples considérations législatives. C'est une réflexion éthique. Elle engage l'ensemble de notre société dans la lutte pour les droits humains et la dignité. Si le moratoire en vigueur depuis 1991 est un premier pas, il doit être suivi de réformes concrètes et d'un engagement fort en faveur de l'abolition définitive de la peine capitale.
Ces questionnements sont au cœur de la philosophie islamique, qui nous invite à la modération et à envisager des alternatives. L'Islam nous pousse à évoluer avec notre temps et à répondre aux attentes d'une société moderne, c'est ainsi que nous serons fidèles à nos principes religieux. Notre engagement en faveur de l'abolition de la peine de mort émane de notre attachement aux racines de la philosophie de l'Islam. C'est un message clair à la communauté internationale, l'Islam est synonyme de responsabilité et d'humanité. Ensemble, nous avons le potentiel de faire de la Tunisie un modèle pour la région, en promouvant une justice équitable et tolérante. Ce chemin vers l'abolition est un combat collectif, essentiel pour construire une société juste et respectueuse des droits humains.
Mobilisons-nous pour un avenir meilleur ! La pratique de la peine de mort est un indice révélateur de l'état moral d'une société. Dans les sociétés où la peine de mort est courante, il existe souvent un climat de peur et de répression, où la vie humaine est dévaluée. À l'inverse, dans les sociétés qui choisissent d'abolir cette pratique, il est possible d'observer une valorisation de la dignité humaine et une volonté de prévenir les drames plutôt que de recourir à la punition. La vengeance n'est pas une valeur à promouvoir et l'Islam nous apprend que jusqu'à l'ultime seconde de la vie, la rédemption peut faire pardonner à un individu ses pires erreurs. Dans un monde où l'on aspire à la justice sociale et à l'égalité, le maintien de la peine de mort est incompatible avec les valeurs de l'Islam qui sont compassion et miséricorde. Ainsi, la lutte contre cette pratique devient non seulement une question de législation, mais aussi un combat pour les droits humains et la reconnaissance de la valeur intrinsèque de chaque individu. La peine de mort ne règle aucun problème dans une société. En remettant en question l'utilité de la peine de mort, on ouvre la voie à la recherche de solutions qui traitent les causes profondes de la criminalité. Cela nécessite un changement de paradigme, où la société choisit d'investir dans l'éducation, la prévention et le soutien aux victimes, plutôt que dans des mesures punitives et irréversibles. « La peine de mort est le signe particulier et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est appliquée, la barbarie prévaut ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne. », a écrit Victor Hugo. La colère et la rage face à l'horreur de certains crimes sont légitimes, nous l'avons tous ressenti un jour, mais la véritable civilisation se mesure alors à sa capacité à traiter ses membres avec dignité, même, surtout dans les moments les plus sombres et avec les individus qui se sont égarés. Un jour ou l'autre la peine de mort sera abolie en Tunisie, alors pourquoi pas maintenant ?
*Tribune publiée à l'occasion de la 22e Journée mondiale contre la peine de mort