Le communiqué dominical du ministère de la Justice, suivi d'une vague d'arrestations de producteurs de contenus soulève la polémique. Entre joie mauvaise des uns et indignation des autres, on oublie le rôle des parents dans l'éducation et la protection de leurs enfants des dangers des médias et des réseaux sociaux. Ce ne sont ni Naoufel Ouertani, ni Sami El Fehri et encore moins TikTok qui pourraient menacer des enfants bien encadrés et écoutés par leurs parents. Le ministère de la Justice a publié dimanche dernier un communiqué menaçant indiquant « que des enquêtes pénales seront ouvertes contre toute personne produisant, diffusant ou publiant des images ou des vidéos comportant des contenus portant atteinte aux valeurs morales ». Le communiqué est justifié par « la prolifération de l'utilisation des réseaux sociaux, en particulier TikTok et Instagram, par certains individus pour diffuser des contenus d'information contraires aux bonnes mœurs, utilisant des propos ou adoptant des comportements inappropriés qui portent atteinte aux valeurs morales et sociales et risquent d'influencer négativement le comportement des jeunes utilisateurs de ces plateformes ». Lundi, en milieu de journée, le parquet est passé à l'exécution avec l'arrestation de pas moins de six influenceurs, fort actifs sur les réseaux sociaux. Des mandats de dépôt ont été émis dans la foulée, ciblant les influenceurs les plus suivis et les plus célèbres d'Instagram et de TikTok.
Plusieurs voix se sont indignées de cette nouvelle atteinte aux libertés, dont Business News, surtout en l'absence d'une loi claire précisant la définition et la nature des valeurs morales et sociales. « Non seulement la répression n'a jamais été la solution, comme cela a été démontré partout dans le monde, mais il y a une grande disproportion entre les faits reprochés et la sanction infligée. On ne peut pas mettre quelqu'un en prison, juste pour avoir diffusé un contenu offensant certaines valeurs conservatrices », dit-on en substance. Plusieurs voix, en revanche, ont applaudi la politique répressive du pouvoir estimant que c'est à l'Etat de protéger la société des dangers des réseaux sociaux et de l'influence négative sur les jeunes de ces influenceurs qui ne respectent pas les valeurs morales du pays. Ces mêmes gens tirent à boulets rouges sur Sami El Fehri, producteur de plusieurs feuilletons à succès bien controversés, tant ils bousculent les traditions et la bien-pensance. Idem pour le célèbre animateur Naoufel Ouertani, qu'on accuse d'inviter souvent sur son plateau télé des non-conformistes qui influencent négativement les jeunes et atteignent le soi-disant bon goût général et les valeurs traditionnelles islamo-arabes de la société. In fine, ces personnes demandent à l'Etat de protéger leurs enfants et appellent même à la fermeture pure et simple de TikTok et d'Instagram, ainsi que les chaînes télévisées qui produisent du contenu qu'ils estiment immoral.
Face à cette mentalité répressive et appelant au protectionnisme de l'Etat et son immixtion dans la vie familiale, la contre-offensive n'a pas tardé à se déclencher en rappelant des évidences occultées depuis des décennies.
Grand influenceur, bien avant la révolution de 2011, Mehrez Belhassen (alias Bigtrapboy, alias بيغا العظيم) a posté mardi 29 octobre une longue publication Facebook dans laquelle il démontre comment l'Etat n'a jamais et ne pourra jamais réussir avec une politique basée sur la répression, la censure et le bâillonnement. Il rappelle cette évidence que c'est d'abord et avant tout aux parents de protéger leurs enfants et non à l'Etat. De là, M. Belhassen conclut que pour se dérober de leurs responsabilités, les parents trouvent à chaque fois un bouc émissaire pour justifier les échecs de leurs enfants. Voici ce qu'il dit : « L'éducation n'a jamais et ne sera jamais quelque chose de facile. Déjà, elle ne l'a pas été pour les générations précédentes, que dire alors pour cette génération qui concurrence une technologie évoluant à la vitesse de la lumière et essaie de la maîtriser ? Avant, les parents qui échouaient à éduquer leurs enfants disaient : « moi j'éduque et la rue détruit ». Bien sûr, puisqu'il faut qu'il y ait toujours un bouc émissaire pour endosser la responsabilité ! Ensuite, ils ont dit que la décadence morale est à cause de ces artistes du type Walid Taoufik et Ragheb Alama et tous ces spectacles où les filles vont pour jeter, sur la scène, leur lingerie. Avant, c'est l'appareil de l'Etat qui nous protégeait de la décadence morale avec ce fameux écran bleu qui cachait la diffusion d'Antenne 2 puis de France 2 à chaque fois qu'il y a un baiser ou une scène intime à l'écran. Sauf qu'avec la prolifération des paraboles, on a commencé à accuser les chaînes satellitaires occidentales d'être la cause de la dépravation avec tous ces poisons instillés pour détruire notre jeunesse. Avec cette prolifération, et la liberté de tout un chacun d'orienter où il veut sa parabole, les gens se sont divisés en deux. Ceux qui regardent les chaînes occidentales avec leurs perversions (que Dieu nous en préserve) et ceux qui regardent les chaînes orientales religieuses wahhabites qui ont ramené, après quelques années d'éveil éclatant, une génération de terroristes daechiens dont les conséquences sont à ce jour visibles. Tout cela et à chacune de ces étapes, les parents ne sont pas responsables pour encadrer leurs enfants et leur offrir une bonne éducation équilibrée pour les préserver de tous ces extrêmes. Non et non, ce sont toujours les autres qui sont responsables. Bien après cela, et l'arrivée de la révolution, on s'est recroquevillé sur nous-mêmes, comme si le monde débutait à Bizerte et finissait à Ben Guerdène. Les « autres » nouveaux sont maintenant les médias privés. C'est-à-dire le feuilletons de Sami El Fehri et les émissions de Naoufel Ouertani, puis Hédi Zaïem. Du coup, les parents ont commencé à accuser les feuilletons « Ouled Moufida » et « Chouerreb » ou l'invitation de telle artiste de spectacle ou d'un influenceur débile. Ce sont eux qui sont derrière la débauche de leurs enfants vivant sur les amphétamines et le cannabis et font les braquages et autres délits. Puis est arrivé le tsunami du digital avec Facebook, Instagram, Youtube et Tiktok. Dès lors, ce sont eux qu'on accuse d'être derrière la mauvaise éducation de nos enfants et de leur avenir en danger parce qu'ils suivent tel clochard sur TikTok et telle dévergondée sur Instagram. Chers parents, où êtes-vous dans tout cela ? Quelle éducation avez-vous donné ? Qu'avez-vous enseigné à votre enfant ? Combien d'heures par semaines avez-vous discuté avec lui ? Combien de fois l'avez-vous écouté pour comprendre comment il réfléchit ? Qu'est-ce qui le dérange ? Quels sont ses rêves ? De quoi a-t-il besoin à part l'argent de poche et la nourriture ? N'avez-vous pas honte qu'en tant que père ou mère de dire que nos enfants sont devenus pourris parce que Sami El Fehri n'a pas su les éduquer ? Où étiez-vous alors ?! Désolé de vous dire si Sami El Fehri, Naoufel Ouertani, Lady Samara ou Azizos sont responsables de la mauvaise éducation de vos enfants, cela veut dire pour moi que tu ne mérites pas d'être parent. Tu ne mérites même pas de dresser un chien voire un chat ! Arrêtez de chercher des justifications et de fausses excuses et assumez vos responsabilités envers vos enfants ! Commencez tout d'abord par donner l'exemple en étant, vous-mêmes, des gens respectables ! Vos enfants, systématiquement, seront comme vous ! ». Jeudi 31 octobre, le même Mehrez Belhassen revient à la charge pour rappeler que les algorithmes des réseaux sociaux sont basés sur les visionnages des utilisateurs. Si un utilisateur s'attarde sur des contenus débiles ou immoraux, l'algorithme lui proposera de plus en plus ce type de productions. Si, en revanche, les algorithmes remarquent que l'utilisateur s'attarde sur des contenus intéressants, culturels ou scientifiques, il ne lui proposera jamais des contenus dépravants.
À défaut d'un vrai débat public sur la question, où l'on oppose les différentes opinions sur la question de l'éducation et l'influence, l'Etat continue à faire ce qu'il a toujours fait depuis des décennies (à l'exception de la courte période après la révolution) : censurer et jouer la police de la vertu et la prévention du vice. Le communiqué dominical du ministère de la Justice s'inscrit parfaitement dans cette tradition. Avant, l'Etat censurait les livres et les films jugés contraires aux valeurs et obligeait les metteurs en scène à obtenir un visa du ministère de la Culture avant de produire une pièce de théâtre. L'exemple de l'écran bleu cachant un baiser, un câlin ou un nu sur Antenne 2 n'est qu'un parmi d'autres. Avec les paraboles, puis internet et maintenant les réseaux sociaux et les plateformes type Netflix, Disney + et Prime Video, la censure est devenue plus complexe pour l'Etat. Essayant de rattraper ce qui ne peut être rattrapable, et comme s'il devait rappeler sans cesse son existence et son rôle imaginaire de protecteur de la vertu, il s'attaque aux producteurs de contenus. Mais quid des producteurs de contenu étrangers qui échappent à ses arrestations ?
Cela dépasse les seules questions de vertu et de valeurs morales. Comme dans les autres époques, l'Etat commence par les questions morales pour atteindre les sujets politiques. Pendant des décennies, on a censuré les journaux et les livres hostiles au régime. Avec l'internet, tout un chacun peut lire ce qu'il veut et l'Etat n'y peut rien. CQFD, car il essaie encore. La censure ridicule de Jeune Afrique il y a quelques semaines en est la preuve. Comme il le fait maintenant avec les Instagrameurs et les Tiktokeurs, il l'a fait depuis des mois avec les journalistes critiques du régime par le biais d'une nouvelle loi, le décret 54, concocté spécialement pour intimider et emprisonner les voix qui le dérangent. À la dernière présidentielle, l'instance électorale a publié plus d'un communiqué pour menacer de poursuites judiciaires les journalistes et tous ceux qui osent remettre en doute l'intégrité de l'élection. Cela a-t-il fait arrêter les critiques étrangères et la mise en doute de l'intégrité de la présidentielle ? Que nenni ! Quoi que fasse l'Etat pour censurer les voix qui lui déplaisent (que ce soit pour des raisons morales ou politiques), il ne saurait arrêter les fléaux. La solution répressive n'a jamais rien résolu, il en a la preuve éclatante au vu de l'échec cinglant de cette politique depuis des décennies. C'est aux parents, d'abord et avant tout, d'éduquer leurs enfants. Le rôle de l'Etat doit s'arrêter à la sensibilisation des familles. Or en matière de sensibilisation, l'Etat est cruellement absent. Il n'a jamais rien fait sur ce registre. Il est plus facile pour lui de jeter des créateurs en prison que d'expliquer aux citoyens les dangers de tel ou autre phénomène.