Après les hommes politiques et les journalistes, c'est au tour des tiktokeurs et des instagrammeurs d'être condamnés à de lourdes peines de prison pour des propos jugés offensants par le pouvoir. En Tunisie, de Kaïs Saïed, la mort d'un homme est moins sanctionnée que des paroles en l'air. Le tribunal de première instance de Tunis a condamné mardi 5 novembre quatre célèbres créateurs de contenu sur les réseaux sociaux à des peines de prison ferme allant de 18 mois à quatre ans et six mois. Il s'agit de Lady Samara condamnée à trois ans et deux mois, Afifa condamnée à un an et six mois ; son époux Ramzi, condamné à trois ans et deux mois de prison ; et Khoubaib condamné à quatre ans et six mois. La semaine dernière, Choumoukh, toute aussi célèbre sur les réseaux sociaux, a été condamnée à quatre ans et six mois également. Les chefs d'accusation sont variés : gêne intentionnelle d'autrui sur les réseaux numériques, outrage public à la pudeur, diffusion de contenus contraires aux bonnes mœurs ou adoptant des positions immorales, propos et comportements inappropriés portant atteinte aux valeurs morales et sociales et risquant d'influencer négativement le comportement des jeunes utilisateurs de ces plateformes. Précédemment, juste quelques jours avant ces condamnations, le ministère de la Justice a annoncé sa décision d'engager des poursuites pénales contre toute personne « produisant, diffusant ou publiant des images ou des vidéos comportant des contenus portant atteinte aux valeurs morales ».
Ces condamnations occasionnent une gêne en Tunisie. Si plusieurs conservateurs et défenseurs de la morale publique ont applaudi ces lourdes peines de prison, plusieurs autres ont crié au scandale rappelant que l'on est en train de condamner des gens qui n'ont rien fait de grave méritant des peines privatives de liberté. Pour le moment, la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme et les ONG habituellement réactives aux atteintes à la liberté d'expression, observent un étrange silence. Les tiktokeurs et instagrammeurs condamnés font partie des plus célèbres créateurs de contenu en Tunisie. Plusieurs, parmi eux, ont des centaines de milliers d'abonnés et il leur arrive de diffuser des vidéos dépassant le million de vues. Les contenus qu'ils diffusent n'ont rien de valorisant. Ils sont tous dans le terre-à-terre et le vulgaire. Ils font même la course pour celui qui fait plus vulgaire que l'autre. Cela va du contenu sexuel implicite aux obscénités et injures. Aucun de ces créateurs n'a abordé de sujet politique ou d'utilité publique. Quand les autorités ont commencé à poursuivre et arrêter les célèbres journalistes, défenseurs de droits de l'Homme et hommes politiques, ces créateurs de contenu étaient aux abonnés absents comme s'ils vivaient dans une autre Tunisie. Il y en a même, comme Lady Samara, qui justifiaient les arrestations de subsahariens et épinglaient ceux qui prenaient leur défense. Forcément, inévitablement, la répression du régime Kaïs Saïed, devait un jour les toucher. Elle ne pouvait pas s'arrêter aux seuls journalistes, défenseurs de droits de l'Homme et hommes politiques. Ce jour-là est arrivé.
Ces condamnations sont embarrassantes pour les défenseurs classiques des libertés. Faut-il défendre des gens qui se distinguent par leur vulgarité et qui n'ont jamais défendu une quelconque cause ? Comment défendre des gens très « mal vus » par la société ? Une société hypocrite qui dénonce ce qu'elle regarde à longueur de journées. Force est de constater que ce sont les mêmes abonnés de ces créateurs de contenu qui applaudissent les condamnations privatives de libertés. Loin des publications où se mêlent la joie mauvaise (chmeta) et l'approbation et l'encouragement de la politique répressive de l'Etat, certaines voix osent, depuis hier, dénoncer cette énième atteinte à la liberté d'expression. Olfa Riahi, ancienne célèbre blogueuse, prend la défense mordicus de Lady Samara : « Je suis une fan finie de Lady Samara. Sur la forme, on ne se rejoint pas, mais sur le fond, c'est l'une des femmes les plus robustes que j'ai eu à découvrir et à suivre virtuellement. L'atteinte aux "bonnes mœurs" par des propos communément taxés de "vulgaires", et donc l'atteinte par la PAROLE à une sorte de chasteté normative d'une société qui est capable et coupable de tout... ça me dépasse... Dans d'autres contrées, Lady Samara aurait été une success story et un modèle d'empowerment pour les femmes. Ce n'est pas parce que vous fermez les yeux que la merde n'existe pas. Lady Samara avait le courage et le cran de nommer la merde et d'outiller ses "followers" pour la gérer ». Nabil Hajji, secrétaire général du parti Attayar, rappelle que l'emprisonnement de ces créateurs de contenu va coûter plus de cinquante mille dinars par prisonnier à l'Etat et s'interroge sur ce que la collectivité va gagner par leur emprisonnement. « On n'aurait pas pu leur infliger une lourde amende et une peine complémentaire d'interdiction de paraitre sur les réseaux sociaux pendant un certain temps ? Je veux rappeler aux magistrats et au parquet que quand ils ont entamé leur cursus de droit, on leur a appris que l'objectif de la loi est d'atteindre la stabilité, la paix et la justice. À ce point, Lady Samara menace ces valeurs ? (…) Je rappelle que je condamne le bas niveau des publications de Lady Samara et les autres, mais la sanction n'est point proportionnelle aux actes ! ». Réplique indirecte de Maher Kacem, journaliste : « Ce qui me dérange le plus dans les condamnations des créateurs de contenu, ce sont certains propos de ceux qui les défendent en suggérant l'allègement des peines et leur remplacement par des amendes, sursis, interdiction de réseaux sociaux… Vous ne valez pas davantage que les soi-disant défenseurs des valeurs morales. À la base, ces gens-là ne méritent même pas de condamnation, ni même de procès. Ils sont libres de dire autant d'obscénités qu'ils veulent, ils n'ont obligé personne à venir les voir ou les entendre ! Demain, on risque de censurer un film pour un câlin ou une chanson pour un mot grossier ! ».
Encore plus gênant que l'hypocrisie régnante autour des soi-disant bonnes mœurs, la disproportion des peines comparativement à d'autres peines judiciaires prononcées par ce même pouvoir. Il y a quelques mois, les policiers impliqués dans la mort de Omar Laâbidi ont été condamnés à un an de prison avec sursis. Les accidents de la route mortels causés par des conducteurs en état d'ébriété sont sanctionnés par des peines moins lourdes que celles ayant frappé les producteurs de contenu. Idem pour les vols (que ce soit à l'arraché ou avec effraction) et autres larcins, le cambriolage, l'escroquerie… Comment la justice peut-elle condamner la simple parole plus lourdement que l'atteinte physique à autrui ? « Je lis les peines et je m'interroge. Ces tiktokeurs et tiktokeuses sont ceux qui ont dit à Omar Labidi « apprends à nager » ? Ce sont eux qui ont privé d'insuline Abdessalem Zayyen ? Ce sont eux qui ont dénudé cet enfant à Sijoumi ? C'est vrai que ces gens-là sont dans le monde réel et non virtuel et le monde réel ne fait de peine à personne », rebondit ironiquement M. Hajji. Dans les cas de Omar Laâbidi et Abdessalem Zayyen, il y a bel et bien eu mort d'homme avec une implication directe de la police. Et, à chaque fois, les peines étaient assorties de sursis. Indépendamment du soutien des uns et de la chmeta des autres, la question doit être de nouveau posée : comment la justice peut-elle condamner la simple parole plus lourdement que la mort d'un homme ? C'est vrai que les créateurs de contenu condamnés produisaient du contenu vulgaire, mais ils viennent quand-même rejoindre la liste de tous ceux qui ont été condamnés pour avoir défendu la liberté d'expression et les véritables valeurs morales universelles, à savoir Saâdia Mosbah, Sonia Dahmani, Mourad Zeghidi, Mohamed Boughalleb, Borhen Bssaïs, Abderrazek Krimi, Mustapha Djemali et bien d'autres. En 2024, sous ce régime de Kaïs Saïed, on a une justice qui condamne la parole et use à volonté du deux poids deux mesures.