Un mystérieux ingénieur affirme avoir créé un nouveau concept pour la fabrication du papier à partir de pierres rares, de résidus de phosphate, de débris de carrières et de restes de matériaux de construction. Il n'en est rien, le procédé est vieux et déjà utilisé par plusieurs pays. Sauf que l'ingénieur en question a été reçu par le président de la République avec tous les honneurs, le présentant comme un jeune inventeur. Cela rappelle comment, sous l'hémicycle du parlement, le député Seïf Eddine Makhlouf a présenté un complément alimentaire comme étant un vaccin contre le Covid. Des charlatans, il y en a eu de tous temps, partout dans le monde. Le problème est que ce charlatanisme trouve écho dans les plus hautes institutions de la République. Sous prétexte d'encourager un promoteur d'une société communautaire, et de braquer les projecteurs sur sa soi-disant invention, le président de la République a reçu mardi 31 décembre 2024 un illustre inconnu du nom de Abdelsamad Kribi. L'événement tenait tellement à cœur au chef de l'Etat que la ponctualité du Journal de 20 heures de la télévision publique El Wataniya a pris un sacré coup puisque le journal n'a démarré qu'après une vingtaine de minutes, le temps de diffuser le reportage de la présidence de la République montrant Kaïs Saïed recevant le jeune Kribi. Jeudi 2 janvier 2025, la même Wataniya diffuse un second reportage montrant le jeune homme parlant de sa soi-disant invention, de son brevet à obtenir et comment « l'étranger » l'a bien accueillie. L'invention en question consiste à fabriquer du papier à partir de pierres rares, de résidus de phosphate, de débris de carrières et de restes de matériaux de construction, sauf que Abdelsamad Ksibi n'a rien inventé puisque le concept existe déjà dans plusieurs pays, comme l'ont révélé hier nos confrères de BN Check et ce depuis 2009 au moins.
Les réseaux sociaux démasquent la supercherie Ils n'étaient pas les seuls à découvrir la supercherie : sur les réseaux sociaux, des dizaines de Tunisiens ont fait de simples recherches sur le net pour constater, abasourdis, que le concept est bien vieux. Immédiatement, les railleries se sont multipliées sur les réseaux sociaux pour moquer Abdelsamad et les partisans du président de la République, tombés dans le piège de la supercherie, les deux pieds devant. L'année 2025 commence bien ! Pour être reçu au palais de Carthage, Abdelsamad Kribi a envoyé un simple manuscrit au chef de l'Etat, lui expliquant qu'il a créé une société communautaire et un nouveau concept. C'était suffisant pour que Kaïs Saïed réagisse au quart de tour. C'est lui derrière l'idée des sociétés communautaires et il tient à leur succès. Il a même nommé une secrétaire d'Etat ad hoc. Sauf que voilà, ces sociétés communautaires sont snobées par le milieu des affaires et régulièrement critiquées par les experts économiques et les médias, dont Business News, qui ne leur trouve rien de bon. L'idée n'a marché nulle part dans le monde et ne peut en aucun cas marcher, tant le business model n'obéit à aucune des règles incontournables à la création d'entreprises et leur développement. Comment peut-on réussir un projet exigeant au moins cinquante actionnaires détenant le même nombre d'actions et à qui on impose un plafond très bas de dividendes ?
Une tentative de propagande présidentielle Cherchant par tous les moyens à contrecarrer le milieu des affaires et des médias et experts hostiles, Kaïs Saïed a donc reçu Abdelsamad Kribi pour montrer au peuple un exemple de réussite d'une société communautaire. La télévision publique a joué son rôle de propagandiste comme à son habitude. Ses journalistes n'ont même pas cherché à vérifier les informations données par le promoteur, ni même à visiter l'usine ou le laboratoire du bonhomme, comme l'a fait remarquer l'ancien député et dirigeant d'Attayar Nabil Hajji. Ce qu'ont fait la présidence de la République et la télévision nationale entre dans le cadre de la manipulation politique classique des masses populaires. Ces dernières ne s'embarrassent que rarement de la véracité des informations données par les politiciens dont ils sont partisans et prennent tout ce qu'ils leur disent pour de l'argent comptant.
Un épisode similaire avec Seïf Eddine Makhlouf Ce n'est pas la première fois qu'une haute institution de l'Etat présente du charlatanisme comme étant une invention unique dans le monde. Le 28 novembre 2020, sous l'hémicycle du parlement, l'ancien député islamiste radical et avocat Seïf Eddine Makhlouf brandit une petite fiole noire affirmant qu'un Tunisien avait réussi à trouver un remède au Covid-19 dans une totale indifférence des autorités compétentes et ajoutant même que ce médicament allait être dérobé par les pays étrangers qui s'en accapareraient le mérite. Les jours suivants, il fait le tour des plateaux télévisés et les studios de radio pour vanter le mérite de son soi-disant remède. Les autorités sanitaires tunisiennes, à leur tête l'Institut Pasteur, ont tout de suite démenti l'existence d'un tel remède. Elles étaient cependant inaudibles par M. Makhlouf et ses très nombreux partisans qui continuaient à jurer leurs grands dieux que leur fiole est bel et bien un remède et que si les autorités tunisiennes démentent cela, c'est parce qu'elles sont hostiles à tout ce qui est islamiste et cherchent à brimer tout jeune qui ne sort pas des cercles fermés du milieu médical. La vérité éclatera quelques jours plus tard. La fiole ne contenait qu'un complément alimentaire et le laboratoire qui en est à l'origine est un client de Seïf Eddine Makhlouf.
Charlatanisme et populisme : une stratégie efficace La réaction des partisans du député en décembre 2020 est identique à celle des partisans de Kaïs Saïed en janvier 2025. Face aux démentis et aux moqueries des opposants, ils répondent par la théorie du complot et insistent que Abdelsamad est bel et bien inventeur d'un nouveau concept. S'ils le critiquent et le moquent, c'est parce qu'ils sont jaloux qu'un jeune issu des milieux défavorisés se distingue et soit reçu avec les honneurs par le président de la République. Malgré les preuves accablantes que ladite invention date d'une bonne quinzaine d'années en arrière, les partisans de Kaïs Saïed insistent pour affirmer le contraire, avec pour seule preuve une vidéo de la présidence et un reportage propagandiste à la télévision publique. Indépendamment de l'authenticité de la fiole de Seïf Eddine Makhlouf et de l'invention de Abdelsamad Kribi, les deux politiciens ont réussi à faire parler d'eux. Peu importe le bad buzz, le fait est qu'il y a clivage, qu'ils occupent la une de l'actualité et que les réseaux sociaux soient en effervescence. C'est tout ce que cherchent les politiciens qui n'ont que du populisme à vendre. MM. Saïed et Makhlouf puisent dans le même registre et ils réussissent avec brio. Avec de tels politiciens, le charlatanisme a encore de beaux jours devant lui en Tunisie.