La nouvelle cheffe du gouvernement, Sarra Zaâfrani Zanzri, a son propre style et tient à réussir là où ses cinq prédécesseurs ont échoué. Pour ce faire, elle doit nommer ses propres ministres, ne pouvant pas garder une équipe loyale à Kamel Maddouri. Qui va être limogé, qui va être maintenu ? Quand il a été nommé à la tête du gouvernement, Kamel Maddouri a ramené dans ses bagages 19 ministres et trois secrétaires d'Etat, sur un total de 24 ministres et cinq secrétaires d'Etat. Maintenant que le chef du gouvernement a été limogé, il est fort à parier qu'un certain nombre de ces 19 ministres soit sur le départ, et ce pour trois raisons principales. La première est que ces ministres sont totalement loyaux à celui qui les a nommés. La seconde est qu'il est acté que Kamel Maddouri a échoué dans sa mission, puisqu'il a été limogé au bout de sept mois seulement. Or, l'échec de M. Maddouri n'est pas le sien propre seulement, mais également celui de son équipe. Sa successeure, Sarra Zaâfrani Zanzri, ne peut pas faire son travail avec des ministres qui ont été nommés par quelqu'un qui a échoué et qui lui sont loyaux. À ces deux raisons s'ajoute une autre, tout aussi importante : Mme Zaâfrani Zanzri a besoin de sang neuf dans son équipe, de personnes en qui elle a une entière confiance et qui portent son empreinte. C'est une évidence : la nouvelle cheffe du gouvernement procèdera incessamment sous peu à un remaniement ministériel partiel, qui signera le départ de la majorité des ministres nommés par son prédécesseur.
Les ministres concernés par un potentiel départ Les 19 ministres nommés par Kamel Maddouri sont ceux de la Défense, des Affaires étrangères, de la Santé, de l'Economie, des Affaires sociales, du Commerce, de l'Agriculture, de l'Education, de l'Enseignement supérieur, de la Jeunesse, des Technologies, du Transport, des Domaines de l'Etat, de l'Environnement, du Tourisme, des Affaires religieuses, de la Famille, des Affaires culturelles et de l'Emploi. Les trois secrétaires d'Etat sont ceux des Affaires étrangères, de l'Agriculture et de l'Emploi. Il va sans dire que certains de ces ministres ont été nommés par Kaïs Saïed lui-même. Techniquement, d'ailleurs, c'est le président de la République qui les a nommés, et non le chef du gouvernement. Concrètement, ces 19 ministres sont arrivés avec ce dernier, et c'est lui qui a proposé leur nomination pour constituer sa propre équipe, avec laquelle il comptait travailler.
Fréquence des audiences présidentielles : un indicateur ? Depuis le 25 août 2024, date du remaniement, le président de la République a reçu certains ministres une dizaine de fois, comme ceux de l'Intérieur, des Affaires sociales ou des Affaires étrangères, tandis que d'autres n'ont pas été reçus du tout, à l'instar de celui du Tourisme, Sofiene Tekaya, et de celle de la Famille, Asma Jebri. D'autres encore n'ont été reçus qu'une seule fois en tête-à-tête, comme celui de l'Economie, Samir Abdelhafidh, des Affaires religieuses, Ahmed Bouhali, des Technologies, Sofiene Hemissi, ou encore des Affaires culturelles, Amina Srarfi. Les ministres reçus deux fois sont ceux de l'Industrie, Fatma Thabet, du Transport, Rachid Amri, de l'Enseignement supérieur, Mondher Belaïd, et de l'Environnement, Habib Abid.
Echec politique et absence de résultats Par ailleurs, certains ministres ont échoué dans leur mission. Bien qu'ils aient été reçus de nombreuses fois par le président de la République, il est fort probable qu'ils ne soient pas reconduits par la nouvelle locataire de la Kasbah. C'est le cas notamment du ministre de l'Emploi, Riadh Chaouad, et de sa secrétaire d'Etat, Hasna Jiballah. Le chômage n'a pas baissé, il n'y a pas eu d'idée révolutionnaire pour booster le marché de l'emploi, et le rythme de création des sociétés communautaires est loin des objectifs que le duo s'était lui-même fixés.
Une logique de limogeage incertaine Dès lors, peut-on dire qu'un ministre qui a été peu ou pas reçu par le président de la République est limogeable ? Il s'agit d'un raccourci risqué, mais l'opacité de Carthage et de la Kasbah ne laisse de place qu'à ce genre d'exercices. Il va sans dire que tous seront éjectés un jour ou l'autre. Il est bon de rappeler que, depuis son putsch du 25 juillet 2021, seules deux ministres ont échappé au limogeage sec : celle de la Justice, Leïla Jaffel, et celle de l'Equipement, Sarra Zaâfrani Zanzri, promue cheffe du gouvernement.
Des ministres fidèles et performants à préserver ? Vu que la nouvelle cheffe du gouvernement chercherait, le plus naturellement du monde, à imposer son style et son empreinte, elle va inévitablement chercher à nommer ses propres ministres. Ceux qu'elle pourrait éjecter le plus facilement sont donc ceux que le président n'a jamais reçus, ou reçus une ou deux fois seulement, ou encore ceux qui n'ont pas réussi leur mission ni atteint leurs objectifs. Cela ne veut en aucun cas dire que ceux que le président a reçus cinq fois ou plus depuis le remaniement sont assurés de rester là où ils sont. N'empêche, il y a ceux qui donnent l'impression d'être sur un siège éjectable et ceux qui semblent partis pour durer plus longtemps.
Ceux qui devraient rester, malgré tout Les ministres qui sont assurés de rester, quoique pense d'eux Mme Zaâfrani Zanzri, sont ceux qui ont réussi à être loyaux au président et à obtenir des résultats tangibles. À la tête de cette liste : le ministre de l'Intérieur, le ministre de la Défense, le ministre des Affaires étrangères, le ministre des Affaires sociales et, bien entendu, la ministre de la Justice. Cette dernière a le plus de chances de rester à son poste (en dépit des rumeurs insistantes évoquant son départ imminent), ou d'être promue pour occuper un poste important, soit à Carthage, soit à la tête d'une ambassade.
Le dilemme de Sarra Zaâfrani Zanzri : gouverner avec l'ombre de Maddouri Par-delà le changement de visage à la tête du gouvernement tunisien, la question centrale est celle de la gouvernabilité dans un régime où l'exécutif est suspendu aux décisions du seul président. En héritant d'un attelage ministériel façonné par Kamel Maddouri, Sarra Zaâfrani Zanzri affronte un dilemme majeur : comment imposer une autorité pleine et entière dans un environnement où la loyauté personnelle prime sur la compétence, et où le pouvoir de nomination reste verrouillé à Carthage ? La nomination de Sarra Zaâfrani Zanzri à la Kasbah aurait pu apparaître comme un simple ajustement dans le casting gouvernemental voulu par Kaïs Saïed. Mais à y regarder de plus près, c'est une équation bien plus délicate qui se pose : celle d'une cheffe de gouvernement sans majorité, sans parti, sans réelle autonomie décisionnelle, et désormais flanquée d'une équipe qu'elle n'a ni choisie ni validée.
Un pouvoir sans pouvoir ? Depuis le 25 juillet 2021, la Tunisie vit une expérience politique singulière : un exécutif présidentialiste sans contre-pouvoir, où le chef de l'Etat nomme et démet à volonté, sans consulter ni le Parlement ni même son propre chef de gouvernement. Dans ce contexte, chaque remaniement est une épreuve de loyauté bien plus qu'une sanction de résultats. Sarra Zaâfrani Zanzri, promue sans explication publique ni feuille de route claire, doit désormais diriger une équipe composée en grande partie de ministres cooptés par son prédécesseur. Or, ce dernier a été remercié après sept mois d'exercice, sans bilan formel, mais avec une certitude implicite : il a échoué. Travailler avec son équipe, c'est risquer de porter à son tour l'héritage de l'échec.
L'inévitable purge ? Dans toute démocratie parlementaire, un chef de gouvernement nouvellement nommé choisit ses ministres, imprime sa vision, assume ses résultats. Ce n'est pas le cas ici. Officiellement, les ministres sont nommés par le président, sur proposition du chef de gouvernement. Mais en réalité, cette « proposition » est souvent une formalité. Cela explique pourquoi, malgré le départ de Maddouri, l'essentiel de son cabinet reste en place, au moins temporairement.
La logique voudrait que Sarra Zaâfrani Zanzri remanie en profondeur son gouvernement, pour le marquer de son sceau, se doter d'une équipe loyale et compétente, et éviter d'être prisonnière d'un personnel politique hérité. Mais cela suppose une chose : l'accord du président. Or, Kaïs Saïed ne se défausse jamais de ses choix. Chaque limogeage est une reconnaissance implicite d'erreur. Et l'erreur, dans son univers politique, est l'apanage des autres.
Entre loyauté présidentielle et efficacité administrative La question de la loyauté revient donc comme une ritournelle dans cette mécanique de gouvernance. Les ministres les plus exposés au limogeage sont ceux qui ont été peu ou jamais reçus par le président depuis le dernier remaniement. Une variable qui révèle moins leur compétence que leur importance dans le dispositif présidentiel. À l'inverse, ceux qui multiplient les audiences sont considérés comme les véritables courroies de transmission du pouvoir. C'est là que le bât blesse : dans un contexte de crise économique, sociale et budgétaire profonde, la Tunisie a besoin d'un gouvernement opérationnel, pas d'un exécutif fantoche où les ministres comptent leurs audiences plus qu'ils ne produisent des politiques publiques. Le ministre de l'Emploi et sa secrétaire d'Etat en sont l'illustration : malgré de nombreuses réunions, les résultats sont quasi inexistants. Mais seront-ils remplacés ? Rien n'est moins sûr.
Le verrouillage du système Derrière cette tension entre héritage et autorité se cache une réalité plus structurelle : le système tunisien actuel ne permet pas à un chef de gouvernement de gouverner pleinement. Il ou elle n'est qu'un rouage, interchangeable, souvent marginalisé, toujours exposé. Depuis 2021, aucune figure de la Kasbah n'a réussi à imposer une direction politique propre, tant la centralisation à Carthage est devenue totale. Dans ce contexte, la stratégie de Sarra Zaâfrani Zanzri sera décisive. Ou bien elle accepte les limites du système et devient gestionnaire d'un cabinet dont elle ne maîtrise pas les leviers. Ou bien elle pousse, par la négociation, la persuasion ou l'habileté, à imposer une nouvelle équipe — et donc un début d'autonomie dans la gestion du pouvoir exécutif.
Une parenthèse ou une nouvelle ère ? La réponse viendra dans les semaines à venir. Si un remaniement partiel a lieu, ciblant les ministres invisibles, impopulaires ou inefficaces, alors Sarra Zaâfrani Zanzri aura réussi à négocier un minimum de latitude. Si rien ne bouge, ou si les changements sont purement cosmétiques, elle s'inscrira dans la continuité des Premiers ministres à usage unique de l'ère Saïed. Mais au-delà des noms et des visages, une chose est claire : tant que la Kasbah restera une extension du palais de Carthage, aucun gouvernement ne pourra durablement répondre aux attentes de la population. Et la Tunisie restera prisonnière de cette verticalité du pouvoir qui exclut tout véritable projet collectif.