Les questions de la régulation du marché publicitaire et du secteur des mesures d'audience est de nouveau à l'ordre du jour après un débat télévisé organisé la semaine dernière par canal 7 et les mises en cause par certains médias des derniers résultats, analyses et estimations présentés par une société privé spécialisée dans le domaines des études d'audience. L'enjeu ici est simple et limpide : peut-on faire confiance aux données en général que nous fournissent des bureaux d'études privés ? Qu'est-ce qui fonde l'honnêteté de ces données ? Pourquoi doit-on faire confiance à des bureaux d'études privés (donc mû par des intérêts privés) dans un domaine aussi délicat. Car les études d'audience sont en effet un domaine stratégique à la fois culturel et économique. Culturellement, les études d'audience nous donnent à voir une sorte de photographie des pratiques médiatiques des Tunisiens : les programmes de télévision qu'ils regardent, les journaux qu'ils lisent, les radios qu'ils écoutent et comment ils utilisent Internet. Les études d'audience nous donnent donc une représentation même approximative, de ce que nous sommes: «Dites-moi ce que vous regardez, lisez et écoutez, je vous dirai qui vous êtes ». Du point de vue économique et commercial, l'enjeu est de taille. Les études d'audience permettent en effet aux entreprises de piloter leur stratégie de communication : quel média choisir pour placer tel ou tel contenu publicitaire ? Et pour les médias privés et publics, les études d'audience décident de la valeur économique de leurs espaces consacrés à la publicité, ce qui revient à dire que leur audience est au cur de leur modèle économique et de leur business. On voit donc l'enjeu crucial des études d'audience et par conséquent les avantages de toutes sortes que peuvent tirer les acteurs de ce nouveau secteur. Pour toutes ces raisons, une réflexion sérieuse sur la question est nécessaire afin de trouver les mécanismes qui permettent de mettre en place un système fiable, crédible et non partial pour organiser le secteur. L'année dernière, une controverse ahurissante a eu lieu concernant l'audience de Hannibal TV. On a eu droit à des chiffres et des contre-chiffres, sans qu'on sache qui a le droit et la légitimité de dire la vérité dans ce domaine : est-ce le média lui-même, un bureau privé . Cette controverse, n'a pas débouché sur grand-chose, à part la revalorisation de l'audience de Hannibal TV, ce qui n'a pas plu à tout le monde ! Dans le domaine de la presse écrite, la situation est beaucoup plus calme. Les journaux continuent de ne pas révéler les statistiques concernant leur diffusion. Ce qui semble arranger tout le monde. S'agissant d'Internet, c'est le flou total. Chacun avance ses chiffres s'appuyant sur telle ou telle technique. De temps à autres, certains médias publient les résultats d'audience de leurs sites web qui s'élèvent à des dizaines, voire des centaines de milliers d'internautes. On n'hésite pas parfois à publier un classement. On y découvre ainsi qu'un journal qui se vend à quelques dizaines de milliers d'exemplaires se transforme miraculeusement en média en ligne performant, drainant des audiences gigantesques. En regardant de plus près, on découvre rapidement que ces chiffres ne sont, bien sûr, certifiés par aucun acteur sérieux du secteur de mesure d'audience sur Internet. Dans la plupart des cas, ces résultats sont issus soit de systèmes internes soit de mesures réalisées par Alexa, un outil de mesure d'audience américain. Dans ce cas, l'utilisateur installe la barre d'outils Alexa dans son navigateur (comme les barres d'outils Google ou Yahoo ). Celle-ci servira d'outil pour mesurer les visites des sites. Vous aurez compris très vite que tout le monde n'installe pas Alexa dans son navigateur. Ce qui veut dire que les résultats fournis par Alexa et pompeusement utilisés par certains médias et sites tunisiens sont tout simplement biaisés et n'ont aucune valeur. Dans tous les cas, l'organisation du secteur des études d'audience est le signe de la maturité du secteur des médias dans un pays, car elle dénote du professionnalisme des entreprises et des annonceurs dans la gestion de leurs budgets, notamment. Pour la télévision, l'expérience mondiale montre la nécessité de mettre en place des organismes indépendants, fiables et performants sur le plan technologique pour produire les études d'audience. Il s'agit ni plus ni moins de libérer ce secteur vital des intérêts des uns et des autres. En France, les mesures d'audience de la télévision sont assurées par Médiamétrie, une organisation interprofessionnelle et représentative puisque tous les acteurs du secteur (médias, annonceurs, agences) sont présents dans son capital. Voulue par les pouvoirs publics, Médiamétrie échappe ainsi à toute stratégie de récupération. Ce système, basé sur ce qui est appelé la « source unique » de mesure d'audience, constitue pratiquement la règle dans plusieurs pays européens. Selon les spécialistes, ce choix est dicté par les coûts très élevés des technologies utilisées et la nécessité de disposer de résultats «cohérents». De plus, en France, il existe une instance (le Centre d'Etudes et des Supports Publicitaires) qui contrôle et certifie les méthodologies utilisées. Cependant des critiques sont aujourd'hui adressées à ce système dans un contexte marqué par la diversification des médias avec l'arrivée de l'Internet et la télévision numérique terrestre. France Télévisions a décidé ainsi de mettre en place son propre dispositif en mettant en place un outil appelé «Qualimat» qui, permet, grâce un échantillon de 10.000 personnes interrogées par Internet de façon régulière, de mesurer le degré de satisfaction des téléspectateurs. En mettant en avant le critère de qualité des programmes, France Télévisions peut ainsi programmer des émissions culturelles par exemple qui ne jouissent pas d'une grande audience. Mediamétrie elle-même réagit et a décidé d'intégrer de nouvelles techniques permettant de mieux analyser une audience de plus en plus éclatée avec l'émergence de la télévision numérique terrestre et la télévision par ADSL. Toujours en France et dans le domaine de la presse, l'OJD certifie la diffusion et la distribution de la presse. Cet organisme indépendant a depuis des années étendu ses activités à l'Internet et à d'autres pays, y compris arabes tel que le Maroc (en 2004). D'autres acteurs interviennent aussi dans ce secteur : société de piges publicitaires, agence d'audit des médias et de communication chargées d'évaluer l'efficacité des campagnes . Comment organiser le secteur des mesures d'audience en Tunisie Dans le contexte tunisien, aucun acteur privé ne peut prétendre mettre en place seul un système de mesure d'audience de la télévision fiable, performant utilisant les technologies le plus avancées et s'appuyant sur des méthodologies certifiées par des instances neutres. D'abord parce que les investissements nécessaires à ce système sont très lourds et ensuite parce qu'aucun acteur privé n'a le droit de s'approprier ce secteur au nom d'une « expertise méthodologique ». Pour la presse, la situation est différente, puisqu'il s'agit de sortir de l'omerta dans laquelle se réfugient les éditeurs. Un système crédible attestant de la diffusion réelle des journaux participe à la légitimité même d'une presse professionnelle et qui accepte de se soumettre aux principes de la transparence qu'elle exige souvent des acteurs de la société. S'agissant du secteur naissant de la presse électronique, les acteurs ont intérêt, pour donner de la crédibilité à ce nouveau média, à utiliser des outils performants et reconnus mondialement et à engager la mise en place d'un dispositif commun qui produit des résultats authentiques et lisibles pour les annonceurs afin de les encourager à intégrer les sites de presse dans leur médiaplanning. Du côté des annonceurs, on peut se demander comment ils peuvent continuer à piloter leurs campagnes de communication dans cette situation de flou total sur l'usage des médias. Eux aussi doivent exiger et participer à la mise en place d'un dispositif de mesure d'audience crédible. Reste enfin à savoir quel rôle peuvent jouer les pouvoirs publics. La situation actuelle nécessite de leur part un engagement clair afin d'inciter les acteurs à se mettre d'accord sur la mise en place d'un dispositif de mesure d'audience adapté à la situation tunisienne, à la fois peu coûteux et crédible. N'oublions pas dans ce sens que l'Etat est à la fois annonceur (les importants budgets de communication des organismes publics) et diffuseur (télévisions et radios publiques). Un débat public sur la question est non seulement souhaitable mais aussi nécessaire. Il réunira les professionnels des médias et de la communication, annonceurs, pouvoirs publics et spécialistes des médias afin de mettre de l'ordre dans un secteur dont dépend à la fois le bon fonctionnement des médias et de l'économie. Enfin, la situation actuelle, paradoxalement, met à l'abri les journalistes et autres producteurs de contenus du dictat de l'audimat et des chiffres, dénoncé ailleurs. Car les résultats des mesures d'audience peuvent se transformer en effet en arme pour éliminer les programmes culturels, par exemple, faute d'audience. Mais l'absence d'une « culture de l'audience » peut aussi autoriser n'importe quelle programmation, dans la télévision par exemple, et nourrir le mépris du public, érigé en culture chez certains. Marocmétrie Les difficultés d'une expérience pionnière Le Maroc s'est doté depuis l'été 2006 d'un système de mesure d'audience de la télévision mis en place par la société Marocmétrie en vertu d'un mission confié par un groupement d'annonceurs et de professionnels des médias et de la communication crée pour l'occasion et baptisé Centre Interprofessionnel d'Audiométrie (CIAUMED). La méthodologie adoptée permet d'interroger quotidiennement un panel constitué 3.500 personnes appartenant 750 foyers représentatifs de la population marocaine dont 400 seront équipés d'appareils spécifique appelé audimètres destinés à mesurer de façon précise le comportement des téléspectateurs. Cependant Marocmétrie n'a pas encore publié de résultats, même si les responsables de Marocmétrie assurent que le système est fin prêt. Le magazine marocain TelQuel note dans un article récent « Marocmétrie. Retards à l'allumage » que « L'attente risque de durer encore longtemps... » compte tenu des problèmes liés aux coûts des prestations que devraient supporter les professionnels. TelQuel : www.telquel-online.com Groupement des Annonceurs du Maroc : www.gam.co.ma Sadok Hammami est maître-assistant, spécialisé dans la communication. Il a enseigné à l'Institut de Presse de Tunis et enseigne actuellement dans une université émiratie. Il est également le responsable du site http://www.arabmediastudies.net/