• Hassen Zargouni, Directeur général de SIGMA conseil, dresse un topo exhaustif de l'état des lieux. A l'évidence en attendant l'arrivée d'une logistique coûteuse d'audimétrie. Il s'agit en fait de faire la comptabilité des mœurs. Ramadan, on connaît, c'est la période faste pour investir dans une campagne de publicité, les téléspectateurs étant scotchés devant leurs postes de tv. De leur côté, les médias entre publics et privés ne se font pas prier pour se livrer à une guerre sans pitié. Et on se frotte les mains pour remplir les cagnottes qui gonflent en cette période de l'année. Mais avant d'y arriver il faut mettre les bouchées doubles pour drainer les annonceurs car c'est le « qui regarde quoi, quand et comment » qui va en décider en fin de compte. La mesure de l'audience et du taux de pénétration des chaînes dans nos foyers demeure vitale en ce sens. Sauf que malgré les efforts déployés par les sociétés de mesure d'audience les résultats sont loin de satisfaire les différents acteurs. Erreurs de calcul ou erreurs calculées : la question déclenche la polémique. Le fondateur de SIGMA conseil, M. Hassen Zargouni, tente d'y répondre. Le Temps- les représentants des médias montrent du doigt les sociétés de mesure d'audience en ce moment. On a même réalisé un autre sondage d'opinion pour montrer que les chiffres que vous présentez sont erronés. Comment réagissez-vous à ces accusations ? M. Hassen Zargouni : je suis maître de mon agenda. Concernant les sondages dont vous me parlez, est-ce que pour la stratégie a-t-on opté pour l'ingénierie des sondages à plusieurs degrés, à plusieurs phases, probabilitique, empirique, ou avec redressement ou auto pondéré… Pour l'étude sociologique est-ce qu'on a utilisé sur le plan de la conduite de l'enquête, le face à face téléphonique, ou l'auto remplissage par internet ou électronique? Et pour le champ d'investigation, est-ce qu'il porte sur l'audience de la veille ou de la semaine ou du mois de Ramadan ? Ce n'est pas donné à tout le monde d'y répondre, il faut être un spécialiste. Personnellement, je suis diplômé de l'école nationale de la statistique et de l'administration économique à Paris avec un diplôme de 3ème cycle en système d'information statistique. J'ai une expérience de dix-sept années dans les enquêtes qualitatives et quantitatives dans le domaine des médias de la communication et du marketing. L.T. : comment se porte le marché de la publicité en Tunisie ? H.Z. : le marché de la pub est de 130 millions de dinars. Il emploie 5000 personnes tous métiers confondus, entre création de la pub, production, régies et recherches médias, et les métiers connexes. Le marché de la pub a eu plusieurs étapes importantes. La 1ère réglementation de 1973 a régi le secteur, la 2ème s'est manifestée avec l'avènement de la pub à la télé en 1988 et la 3ème a changé la donne, à partir de 1998. Elle s'est produite avec l'arrivée des multinationales et des opérateurs téléphoniques au début de l'époque de la grande consommation. La dernière étape à laquelle on est arrivé, concerne l'ouverture de l'espace audiovisuel radio et tv au secteur privé. Il n'en demeure pas moins que le niveau des investissements publicitaires est resté relativement bas au regard des standards internationaux ne serait-ce qu'en comparaison avec le Maroc et la Turquie. Le niveau d'investissement par habitant est rapporté au PIB du pays ( 13 DT par an et par habitant en Tunisie alors qu'au Maroc on y dépense plus de 20 DT par an et par habitant.) L.T. : les mesures d'audience sont importantes pour choisir le timing de la campagne et son emplacement. Expliquez-nous davantage cette idée. H.Z. : les mesures d'audience sont venues pour accompagner les multinationales dans la recherche de localisation d'espaces médias. Elles aident à la décision marketing avec des analyses chiffrées, des statistiques de marché et des enquêtes sur terrain. Aujourd'hui, les médias représentent 20% de notre chiffre d'affaires, alors que les études marketing et de consommation en constituent les 80% restants. Plus le marché s'agrandit plus les médias se diversifient et plus cette idée d'optimisation des budgets médias devient cruciale. D'où l'acuité mise au grand jour de cette activité mesure audience des médias. SIGMA s'y attèle depuis 12 ans et on couvre trois pays, à savoir la Tunisie, le Maroc et l'Algérie, et récemment la Libye. Ce n'est pas au mois de Ramadan seulement qu'on planche sur la question. Elle est antérieure à l'arrivée des nouveaux médias privés. Pour mesurer l'audience il ya un enjeu pour les annonceurs. Ils sont nos partenaires, ils vivent avec nous quotidiennement rien que pour les études marketing. Nos méthodologies et nos techniques sont partagées avec eux. Par ailleurs, ces données sont croustillantes pour l'opinion publique. C'est carrément l'idée du « Dis-moi ce que tu regardes je te dirais qui tu es ». L'aspect sociologique et politique de l'audience tv intéresse plus les téléspectateurs. Pour les annonceurs, c'est l'enjeu économique qui importe. Pour la société, cela permet de se voir devant le miroir. L.T. : quelles sont vos méthodes pour mesurer l'audience ? H.Z. : SIGMA investit dans le dispositif de mesure d'audience de manière à rendre très faible la marge d'erreur. Jusqu'en 2002/2003 nous avons toujours effectué des enquêtes de rue. Une méthode qu'on a abandonnée depuis 2003. Car elle n'est pas représentative de toute la société. N'empêche, cela a apporté une information qui était en phase avec le niveau d'investissement de l'époque. Les choses ont évolué, par la suite, et on est passé depuis 2003 aux carnets d'audience qu'on installe auprès d'un échantillon de 400 familles tunisiennes réparties entre Sfax, Sousse et Tunis qu'on choisit a priori selon leurs catégories socio-économiques. En 2009, on a investi dans ce qu'on appelle un « call-center » qui permet en plus des données issues des carnets d'audience de réaliser des enquêtes quotidiennes auprès de 1250 individus appartenant aux 24 gouvernorats de la Tunisie qu'on choisit selon leur appartenance à un sexe, un âge et selon leur catégorie socio-professionnelle. On utilise, bien entendu, les données récentes de l'Institut national de la statistique afin d'obtenir une photo miniature de la Tunisie des plus de 12 ans. Ce dispositif global d'enquête permet d'obtenir plus de robustesse statistique et de fiabilité mathématique sur l'audience mémorielle de la tv. C'est -à-dire ce dont on se rappelle des programmes vus la veille. La technique de sondage utilisée est celle dite par quota. On respecte la représentativité numérique de quatre critères de sondage que sont l'appartenance à un gouvernorat, l'appartenance à une tranche d'âge et l'appartenance à un genre et l'appartenance à une catégorie socioprofessionnelle (aisée, moyenne, populaire). La taille de l'échantillon est relativement élevée pour conférer aux données d'audience une précision statistique relativement bonne (- 2% d'erreur d'échantillonnage). Pour être plus précis, cela répond à un ensemble de questions : avez-vous regardé la tv la veille, si oui, quelles chaînes de tv avez-vous regardé et par chaînes déclarées quelles émissions et pendant quelles tranches horaires en a-t-on été exposées à la télé. Cela permet de collecter l'information de manière automatique selon la méthode CATI (computer assisted telephonical interviewing). Ces données passent par un logiciel statistique pour les consolider et les trier par gouvernorat, par poste de travail…Les tabulations permettent la restitution des indicateurs de mesure d'audience. Les données issues de cette méthode ne peuvent en aucun cas être comparées à celles collectées dans la rue, méthode utilisée par certains de nos confrères, ni à celles qu'on peut avoir moyennant une hypothétique méthode électronique de type boîtier qui relie un téléviseur et une ligne téléphonique fixe : l'audimat. L.T. : mais l'audimat est le dispositif utilisé dans d'autres pays pour mesurer l'audience. H.Z. : cette technique de l'audimétrie est relativement coûteuse au regard du niveau d'investissement publicitaire tunisien à la télé. On y viendra certainement un jour avec ces partenaires comparables à la Tunisie qui ont déjà pu installer ce type de dispositif, comme le Liban et le Maroc qui sont plus avancés que nous en matière de marché publicitaire. L'investissement initial est de l'ordre de cinq millions de dinars avec des dépenses annuelles de l'ordre de 4 à 5 millions de dinars pour toucher 400 familles. (En France on touche par l'audimétrie 3150 familles). Par ailleurs, la méthode de la mesure automatique par voie de boîtier avec bouton poussoir n'est pas une solution viable non seulement sur le plan économique mais sur le plan technologique. Car aujourd'hui, on regarde de plus en plus les émissions télévisuelles non pas sur le petit écran mais sur d'autres supports comme le téléphone mobile ou via l'internet. Pis encore, pour la mesure d'audience des matchs de foot dont les droits internationaux sont achetés par bouquets tv payants qui remplissent les cafés et les salons de thé, la méthode de l'audimat ne peut pas comptabiliser le nombre exact des téléspectateurs. Plus il y a une réponse technologique, plus il y a une complexité technique de mesure d'audience. Ça sera toujours parcellaire. Autre contrainte d'un système d'un audimat électronique : la place réservée à la TNT (télévision numérique terrestre). C'est que la Médiamétrie ne peut pas mesurer l'audience de TNT de manière cohérente. Pour que l'audience d'une chaîne soit mesurée, il faut qu'elle émette un signal reconnaissable par le boîtier. Donc toutes les chaînes qui ne s'arriment pas au dispositif, leur audience ne serait pas mesurée. Le processus est volontaire. La question est de savoir aussi, si ce dispositif va être obligatoire pour les chaînes de droit tunisien. L.T. : est-il important selon vous de doter le pays d'un outil de mesure fiable et consensuel ? H.Z. : la Tunisie de 2010 doit effectivement avoir un système consensuel qui satisfasse méthodologiquement les annonceurs. C'est à eux qu'on s'adresse en premier lieu ensuite les agences médias et les médias tv eux-mêmes. Mais il faut prendre en compte les problèmes institutionnels du système consensuel qui suppose de grands intérêts économiques. On sera confronté au problème de compatibilité des mœurs des décideurs qui vont s'attabler autour de la même table. Est-ce qu'on peut retrouver autour d'une table de négociations les représentants d'Hannibal tv et de Nessma tv ? Les représentants des annonceurs devraient aussi être présents alors qu'on n'a même pas une union d'annonceurs. Arrêtons le taraudage. Et avec l'ouverture des radios privées, la bataille des médias n'est qu'à ses débuts. Il y a du pain sur la planche.