La Tunisie vit une crise institutionnelle inédite : d'un côté, des élus locaux promettent des métros, des aéroports et des cités administratives dans des villes à peine desservies par une route carrossable ; de l'autre, une jeunesse qualifiée se fait humilier, réquisitionner ou pousser à l'exil. Cette contradiction n'est pas un accident. Elle est devenue un modèle de gouvernance. La petite commune de Mhamdia, dans le gouvernorat de Ben Arous, a récemment validé un plan quinquennal digne d'un congrès de science-fiction. On y retrouve pêle-mêle un aéroport local, une université spatiale, des dispensaires dans chaque délégation, une piscine municipale, un tribunal flambant neuf et une connexion au métro léger. Rien que ça. L'enthousiasme serait presque attendrissant, s'il ne venait pas d'élus censés répondre à des besoins immédiats, dans une ville qui peine encore à garantir l'accès à l'eau et à la santé de base. Ce n'est plus de la planification. C'est une levée de fonds pour Disneyland. Depuis lundi, les réseaux sociaux ne décolèrent pas. Le communiqué du conseil local de Mhamdia est devenu viral, moqué pour son absurdité budgétaire et son absence totale de réalisme. Des élus grassement indemnisés par l'Etat pondent des projets surréalistes, mais n'indiquent jamais comment les financer. Ils rêvent à crédit. Sans crédit. Le fossé entre les priorités de terrain et les visions PowerPoint n'a jamais été aussi large. On promet une ville modèle, mais on oublie les rues inondées. On annonce un théâtre, mais on ne sait même pas payer les cantines scolaires. Et pendant ce temps, les urgences croulent. Interrogé sur ce programme délirant, un conseiller local a résumé l'esprit de l'époque : « On a le droit de rêver ». Phrase culte d'un système où l'utopie remplace la gouvernance. Et où l'imaginaire tient lieu de politique publique. Le rêve, donc, comme politique d'Etat. Mais un rêve sans feuille de route, sans budget, sans calendrier. Un rêve qui s'impose au contribuable et aux institutions. Un rêve déconnecté de toute réalité sociale, économique ou institutionnelle. Pendant que d'autres, ailleurs, vivent un cauchemar bien réel.
Pendant ce temps, les jeunes médecins étranglés Le 1er juillet 2025, 7.000 jeunes médecins résidents et internes ont lancé une grève nationale. Leurs revendications ? Des affectations transparentes, des classements respectés, une légère révision salariale et la fin des passe-droits. Rien d'idéologique. Rien de luxueux. Juste du bon sens et un minimum de dignité. Le système de formation s'est transformé en machine à broyer : stages prolongés, affectations absurdes, logements insalubres, retards de paiement de six mois… La situation est dramatique. Et face à eux, les ministres ne tendent pas la main. Ils sortent le bâton. Plutôt que d'ouvrir le dialogue, le ministère de la Santé a réquisitionné de jeunes médecins dans des spécialités sensibles. Certains n'avaient même pas encore rejoint leur stage. Le syndicat dénonce une mesure illégale. L'Ordre des médecins appelle à la responsabilité. L'Etat, lui, menace. Pire encore, lors d'une réunion houleuse, le ministre des Affaires sociales aurait déclaré que les départs des médecins seraient une bénédiction : « On les remplacera par des Chinois ou des Hongrois. Cela fera entrer des devises. » Quand l'exil devient un produit d'exportation, c'est que le cynisme a remplacé la politique. Un compromis avait pourtant été trouvé. Les réquisitions devaient être levées, et les médecins suspendraient leur grève. Mais le ministère a trahi sa parole. L'OTJM a retiré son communiqué. La confiance est rompue. Et l'humiliation, officielle.
Des millions pour l'absurde, des menaces pour ceux qui servent Ce mépris n'est pas réservé aux blouses blanches. Il touche tous les secteurs. À la Steg, la Sntri, la Transtu, Tunisair Technics, la CPG… les grèves se succèdent. Les revendications sont ignorées. Les médiations échouent. L'Etat tunisien ne négocie plus. Il ordonne. Le problème n'est pas conjoncturel. Il est structurel. Partout, on retrouve la même verticalité, la même arrogance, la même surdité. Ceux qui produisent, qui assurent les services publics, qui soutiennent l'économie réelle, sont méprisés. Pendant que d'autres, bien moins utiles, sont confortés. Pendant que les jeunes médecins vivent à crédit, l'Etat verse 200 dinars par réunion à des élus locaux, et déverse vingt millions de dinars dans des sociétés communautaires aussi grotesques qu'inefficaces. À mi-2025, seulement 100 entreprises créées, dont 21 seulement actives. Soit 4,8 % de l'objectif présidentiel. Les promoteurs sont souvent sans qualification, les projets burlesques. Le contraste est frappant : on subventionne la culture des courges, on laisse l'hôpital public mourir. On paie 800 dinars par mois pour surveiller un parking, on refuse de financer un poste d'interne en anesthésie. Le régime a choisi son camp : celui de la fiction contre la compétence. Il flatte le ressentiment populaire au lieu de soutenir ceux qui incarnent l'excellence. Dans cette Tunisie-là, le mérite est une provocation. L'intelligence, un danger.
Quand l'inutile triomphe et que l'essentiel se meurt Voilà où en est la Tunisie de 2025 : un pays qui finance l'inutile et abandonne l'essentiel. Un pays où l'argent public coule à flots pour des projets de façade, mais se fait avare quand il s'agit de rémunérer un interne, d'acheter une seringue, de réhabiliter un service d'urgences ou de payer à temps ceux qui tiennent le pays debout. L'Etat affirme ne pas avoir les moyens de répondre aux revendications des médecins, des enseignants, des chercheurs, des magistrats, des agents du service public. Mais il trouve toujours des millions à injecter dans des sociétés communautaires pilotées par des inconnus, souvent incompétents, parfois fictifs, mais toujours bien alignés avec le discours du pouvoir. Ce renversement des priorités n'est pas une erreur. C'est une doctrine. On n'élève plus la nation en soutenant ses forces vives, on l'endort en flattant les instincts les plus bas. Le président gouverne par l'humiliation. Il ne débat pas, il fulmine. Il ne rassemble pas, il désigne. Magistrats, journalistes, médecins, avocats, enseignants, syndicalistes… Tous ont été, à un moment ou un autre, cloués au pilori pour mieux plaire à une opinion abreuvée de ressentiment. Et cette logique descend. Ceux qu'il nomme adoptent les mêmes réflexes. Le ministre des Affaires sociales menace les grévistes. Le ministre de la Santé réquisitionne. D'autres convoquent, censurent, poursuivent, emprisonnent. Car dans cette architecture du mépris, la brutalité est devenue le mode opératoire de l'Etat. Il ne s'agit pas seulement d'une crise sociale. Il s'agit d'un effondrement institutionnel. L'intelligence devient suspecte. Le mérite est sanctionné. L'engagement est moqué. Le savoir est remplacé par la docilité. La compétence par l'allégeance. Et pendant ce temps, les jeunes médecins font leurs valises. L'élite scientifique s'épuise, se tait ou s'exile. L'école publique s'effondre. L'université s'atrophie. Le service public se délite. Et l'Etat, lui, continue de rêver de métros légers à Mhamdia et d'exporter sa jeunesse qualifiée comme on expédie une cargaison de devises. Il est encore temps d'arrêter cette machine à broyer. Mais il faudra du courage. De l'écoute. Et surtout, une rupture totale avec cette culture du mépris d'Etat. Car si la Tunisie perd ses médecins, ses enseignants, ses magistrats et ses penseurs, elle ne deviendra pas une république citoyenne. Elle deviendra un désert encadré.