On pensait avoir tout vu. Puis Kairouan a encore surpris. Ce n'est pas la saleté chronique, les rues défigurées, les odeurs suspectes ou les trottoirs qui disparaissent sous les déchets qui choquent. Non. Ce qui dérange, c'est qu'un journaliste ait osé en parler. Kairouan : ville sinistrée où la parole est un délit Najeh Zoghdoudi, un de ces irréductibles journalistes qui pensent encore que dire la vérité est un métier, a publié une photo de son quartier : poussière, déchets, détritus... Rien que de très banal, en somme. À Kairouan, les ordures font partie du paysage, comme dans d'autres villes du pays. Elles ont élu domicile, elles ont leurs habitudes, leurs coins préférés. Elles sont stables. Lui, non. Lui, on l'a convoqué par la police judiciaire. Parce qu'en Tunisie, le problème n'est jamais ce qui pourrit, mais celui qui le dit. Le reste est une affaire de priorité. Et puis, entre nous, dénoncer la saleté, c'est un peu comme crier au loup dans un désert : on sait que le loup est là, mais il ne sert à rien d'en parler. Pendant ce temps, comme pour plein d'autres choses, les habitants apprennent à faire avec. Kairouan, soyons honnêtes, n'est pas une ville comme les autres : c'est un abandon géographique. Une parenthèse entre deux discours sur le patrimoine. La cité des Aghlabides a surtout hérité de leurs bassins… vides, et d'un titre de ville sainte qui n'a jamais vraiment fait reculer la misère. Elle aligne aujourd'hui les records qu'on ne célèbre pas : selon le FTDES, quatorze suicides recensés en six mois. Elle est aussi rangée en bas de classement des taux de réussite au baccalauréat.
Quand la vérité dérange, on enferme le messager Pendant que les habitants meurent à petit feu, la machine administrative continue de tourner à vide, occupée à punir les lanceurs d'alerte plutôt qu'à résoudre la crise sanitaire et sociale. Un journaliste dérange, alors c'est plus simple de le faire taire. Alors oui, Najeh Zoghdoudi aurait pu se contenter de marcher sur les sacs-poubelle comme tout le monde. Il aurait pu détourner les yeux, ne pas gâcher l'image de carte postale qu'on vend encore aux touristes fatigués. Mais il a écrit. Il a photographié. Il a osé dire tout haut ce que tout le monde voit tout bas. Inacceptable. Souvenez-vous de Sfax. Il n'y a pas si longtemps, la ville croulait sous les déchets. Des montagnes d'immondices en pleine rue. Des habitants au bord de la crise de nerfs. Des alertes sanitaires en cascade. Et pourtant, personne n'a été entendu. Il aura fallu des mois pour que la situation soit, en partie, résolue.
Une longue liste de voix muselées Mais que Najeh Zoghdoudi se rassure, il n'est pas seul. Il rejoint une longue file d'attente de voix qu'on préfère faire taire que contredire. Sonia Dahmani, par exemple. Derrière les barreaux pour avoir dénoncé le racisme et parlé des prisons tunisiennes. Racisme toujours là, prisons toujours pleines, Sonia toujours enfermée. Rien n'a changé, sauf la ligne rouge, qui bouge un peu plus chaque semaine. Ahmed Souab, lui, a parlé des pressions sur les juges. On ne saura jamais s'il a eu raison : on ne laisse plus les juges répondre. Lui aussi est sous clé. Une façon élégante de trancher un débat. On pourrait continuer : citoyens, blogueurs, journalistes. Il suffit d'un post mal placé, d'une pique mal perçue, d'une vérité malvenue, et hop. Vous voilà soudainement une menace à l'ordre public, un fauteur de trouble, un "élément suspect". Pendant ce temps, les vraies nuisances – les ordures, la poussière, les discours creux – coulent des jours tranquilles. C'est un bal macabre, où la vérité est la première victime. Chaque fois qu'une voix s'élève, elle est étouffée. Pas par manque d'audience, mais par peur de ce qu'elle révèle.
C'est toujours le même réflexe : ne pas corriger, mais punir celui qui remarque. Il y a une forme d'efficacité dans cette politique : elle demande peu d'efforts, pas de budget, et garantit une paix provisoire. Jusqu'à ce que quelqu'un vienne à parler. Et là, il faudra recommencer : plainte, audition, dissuasion. Le schéma est rôdé. Certains appellent ça de la gestion. D'autres, de l'asphyxie organisée. Alors oui, la Tunisie étouffe. Sous la saleté, sous le silence, sous les arrestations. Mais pas d'inquiétude : le problème est bien maîtrisé. On tient les journalistes. Les ordures, elles, peuvent circuler...