Suite à notre article « Hichem Mechichi, l'homme de paille revient d'entre les morts » publié lundi 28 juillet, l'ancien chef du gouvernement nous a envoyé un droit de réponse que nous publions ci-après dans son intégralité. Il délivre, pour la première fois, un témoignage poignant et historique sur ce qui s'est passé le 25 juillet 2021 et se positionne bien au-dessus de la mêlée.
Lettre à ceux qui n'ont pu entendre le silence d'un homme qu'on a voulu de paille
Par Hichem Mechichi, ancien chef du gouvernement tunisien. (2020–2021) 29 juillet 2025
Quatre années se sont écoulées depuis le 25 juillet 2021. Quatre années de silence. Un silence que certains ont jugé comme une dérobade. D'autres comme de la complicité. Je comprends. Car dans les heures troublées, l'imaginaire prend souvent le pas sur la vérité. Il est plus simple de fabriquer un traître que de comprendre un homme d'Etat. Il est plus facile de salir que de chercher à comprendre. Je comprends aussi que tout le monde a le droit et le besoin d'interpréter, de spéculer et même de rentrer dans les scénarios les plus fantaisistes, très en vogue ces derniers temps. Certains égos ont sans doute besoin d'être ménagés. Se convaincre d'avoir compris ce que nul autre n'a pu le faire, ou de voir ce que nul autre n'a pu voir peut aider pour améliorer l'image ou l'estime de soi. Mais aujourd'hui, je ne parle ni pour plaire, ni pour convaincre. Je parle pour dénoncer et pour témoigner. Car je ne peux accepter que l'Histoire soit falsifiée dans ses intentions comme dans ses faits, ni que mon pays ne normalise avec l'arbitraire, avec l'injustice et avec l'hystérie institutionnelle. Je parle en tant que serviteur de l'Etat, non pour revendiquer un titre, mais pour honorer un devoir : celui de ne pas laisser l'Histoire se faire sans vérité, ni justice. Je parle parce qu'il est temps que la dignité reprenne le pas sur l'oubli, et que la mémoire cesse d'être manipulée par les vents de l'opportunisme.
Ce silence porté comme une croix, une fuite ? Certains, derrière leurs écrans, ont tranché en quelques secondes sur mon honneur, ma loyauté et mon destin. Il leur a suffi de deux clics pour me ranger du coté des damnés de l'Histoire. Que faire de la nuance ou de l'intégrité intellectuelle ? C'est trop long et c'est trop compliqué ! et après tout, il ne peut pas être autrement !
Mais le destin d'un homme d'Etat ne se juge ni sur les réseaux sociaux, ni dans l'instant. Il se jauge à la lumière du temps long. Il m'a été reproché de m'être tu le soir du 25 juillet 2021. Connaissez-vous un Putschiste qui donne la parole à celui qu'on renverse ? Moi, non ! J'étais le premier à crier haut et fort face à ce que beaucoup acclamaient ce soir-là comme le sauveur de la nation, que ce qu'il faisait n'est autre qu'un coup d'Etat ! Ce qui m'a valu d'être séquestré dans un salon du palais de Carthage comme un vulgaire voleur à l'arraché qu'on aurait attrapé dans une rame de métro ! Je n'ai eu ni micro ni tribune. Je n'ai eu que ma conscience et des citoyens à préserver de la folie d'un homme qui se croyait le saint sauveur.
S'en sont suivis des mois « d'embargo » domiciliaire, dans le silence et l'humiliation, privé de tout contact, livré aux calomnies et réduit au silence sous les acclamations d'une bonne partie de ceux-là mêmes qui, aujourd'hui, me reprochent de ne pas avoir parlé plus tôt. On m'accuse de m'être tu ! Mais qui, ce soir-là, aurait entendu une parole politique au milieu d'une déferlante émotionnelle, d'une rupture brutale de l'ordre constitutionnel et légal, et d'un renversement des institutions par les chars blindés ? Mais pourquoi oublie-t-on si vite ? Pourquoi escamote-t-on les paroles de ceux qui ne découvrirent la nature du coup de force que lorsqu'ils en devinrent eux-mêmes les victimes ? Pourquoi feint-on d'ignorer ce qu'ils disaient alors de la posture de l'ancien président du Parlement, resté debout, face au canon d'un char dressé devant la porte de l'Assemblée, interdisant l'entrée à des députés pourtant démocratiquement élus ?
A-t-on déjà effacé de nos mémoires cette exaltation trouble, presque obscène, de voir l'armée investir un lieu de pouvoir civil ? A-t-on oublié l'acclamation grotesque d'un soldat, juché sur son blindé, apostrophant les représentants du peuple pour leur intimer, avec une morgue triste, de quitter les lieux, prétendant « protéger le pays » ? Ceux-là mêmes qui aujourd'hui me reprochent mon silence n'y virent alors aucune atteinte à la légalité. Bien au contraire. Ils applaudissaient. Ils se réjouissaient. « Vive les coups d'Etat, pourvu qu'ils balayent ceux qu'on n'aime pas ! », scandaient-ils, sans vergogne, sans mesure et sans mémoire. Oui, j'étais chef du gouvernement. Oui, j'étais ministre de l'Intérieur. Mais je n'étais ni le chef de l'armée, ni l'homme d'un affrontement fratricide entre institutions.
Je n'ai pas voulu faire couler le sang pour défendre des institutions que d'aucuns piétinaient allègrement au nom de la foule. J'ai choisi de ne pas diviser davantage un pays déjà au bord du précipice. C'est cela que l'on m'a reproché : ne pas avoir opposé la violence à la violence. Je l'assume ! Car gouverner, ce n'est pas exciter la confrontation, c'est parfois reculer et donner de sa personne pour ne pas faire sombrer tout un pays dans l'irréparable. Mon silence, que j'ai porté dpuis ce 25 juillet 2021 comme on porte une croix, n'était pas une fuite ni un renoncement. Il était une contrainte, un supplice intérieur assumée dans la dignité.
J'ai été loyal à l'Etat. Pas à des intérêts. L'on me taxe d'avoir été un homme de paille. Quelle ironie ! Cette formule lancée au détour d'une conversation fuitée n'émane même pas d'une personne que j'aurais un jour rencontrée. Elle en dit pourtant long non pas sur moi mais plutôt sur les véritables intentions d'une « clique » agrippée à un président égaré dans les méandres de son propre mythe et de ses hallucinations de majesté. Complot dites-vous ? Non, ce sont les autres, ceux qu'on n'aime pas qui complotent contre l'état ! Imbibé de la culture de l'état et des institutions, je n'aurais jamais pu imaginer ou me douter un instant qu'un haut lieu du pouvoir en Tunisie puisse être profané á ce point. Dans mon esprit, ma nomination a suivi les règles constitutionnelles. Mon action a été celle d'un homme d'appareil, fidèle à l'institution républicaine, soucieux de réformer dans un contexte de crise sanitaire mondiale, de tensions sociales aiguës, et de surenchère politique permanente. J'ai résisté à l'ingérence, aux injonctions, à la personnalisation du pouvoir, à la folie des grandeurs…et j'ai refusé de démissionner car c'était offrir le pays a l'irrationnel. C'était l'abandonner à la déchéance.
La vérité ne se réduit pas à une caricature À ceux qui veulent me tenir responsable de tous les maux pour mieux absoudre les vrais responsables je dis ceci : la vérité viendra. Elle viendra entière, documentée, implacable. Et soyez-en certains : elle surgira bien avant que les familles de Zarzis n'obtiennent, elles, la vérité sur le sort de leurs enfants engloutis par la mer, partis en quête d'un avenir plus digne que celui qu'on leur promet depuis un palais retranché, où l'on prétend encore apporter des solutions à l'humanité. Mais ce que je n'accepte pas par-dessus tout et ce que je rejette de toutes mes forces c'est d'être accusé d'être indulgent avec les extrêmes. Rien n'est plus éloigné de ma conscience ni de mon parcours.
De plus, quel extrême est plus radical que celui auquel nous assistons aujourd'hui en Tunisie : la destruction méthodique de l'Etat ? Quel extrême, sinon celui qui jette des hommes et des femmes en prison, les condamne à des décennies d'enfermement à l'issue de simulacres de procès, vidés de toute justice ? À ces extrêmes-là, j'ai résisté. Quand d'autres acclamaient la mise à terre des institutions, moi, je m'y suis accroché. Et si je paie aujourd'hui le prix de cette fidélité, je l'assume, sans regrets. J'ai gouverné avec ce que le peuple m'a donné, dans les limites de la légitimité constitutionnelle. Dans une démocratie, on ne choisit pas ses interlocuteurs : on les respecte. On ne gouverne pas en fonction de ses préférences, mais en accomplissant ses devoirs. Ce n'est pas un exercice confortable, mais c'est le seul qui garantisse, à terme, la pérennité des institutions. La vérité, c'est que les marges d'action étaient minées, la cohabitation rendue impossible et le sabotage devenu quotidien.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi maintenant ? Parce qu'il fallait du recul. Parce qu'il fallait résister à la tentation de la colère. Parce qu'il ne sert à rien de hurler avec les loups, fût-ce pour prouver que l'on existe. Je ne m'exprime pas pour laver mon honneur.Il ne dépend ni des tribunes ni des éditoriaux, mais je parle aujourd'hui parce que l'heure est grave. Parce que la Tunisie, quatre ans après le coup d'Etat, est plus fracturée, plus endettée, plus isolée que jamais. Et parce que des femmes et des hommes croupissent en prison, d'autres errent d'exil en exil, pour leurs idées et pour leur combat. Je parle par devoir, non par revanche. Parce que la Tunisie étouffe. Parce que le peuple mérite mieux que cette dérive autocratique drapée dans les oripeaux de la morale. Parce que ceux qui gouvernent aujourd'hui au nom du peuple ont piétiné le peuple.
Je parle pour réaffirmer une conviction et une certitude : La Tunisie ne se redressera que par l'Etat de droit, le respect des institutions, la fin de l'injustice, la réhabilitation de la raison et du dialogue. La Tunisie se relèvera. Elle a surmonté d'autres blessures, d'autres épreuves. Mais pour espérer guérir, il faut d'abord tourner la page du mensonge et du chaos. Il faut cesser de jeter l'opprobre indistinctement, d'accuser à tout-va, et s'adresser à la véritable source du mal qui ronge notre pays actuellement. Viendra ensuite le temps de la vérité, celui de la reddition des comptes et de la juste reconnaissance des responsabilités de chacun, non pas dans un esprit de vengeance, mais dans celui, plus exigeant, de la reconstruction et de la réconciliation sincère. Il est encore temps de sauver la République. Mais pour cela, il faut cesser de juger les silences plus que les actes, les intentions plus que les bilans. Car le plus grand silence aujourd'hui est celui qu'on veut imposer à tout un peuple.