Les départements nationaux et régionaux sans dirigeants se comptent par dizaines, à la suite des limogeages, très souvent inexpliqués, par le président de la République. En même temps, Kaïs Saïed demande de l'efficacité aux représentants par intérim de ces départements. Des ministères sans ministre attitré, des gouvernorats sans gouverneur depuis des années, des entreprises publiques avec des PDG ou DG intérimaires, des mairies sans maires, la Tunisie de Kaïs Saïed compte des centaines de postes vacants à des postes stratégiques d'organismes de l'Etat. Difficile de quantifier exactement le déficit ou le manque à gagner dû à la vacance de ces postes, mais il y a des évidences, un organisme quel qu'il soit, ne peut pas être géré indéfiniment par un demi ministre, un PDG par intérim, un délégué ou un secrétaire général. Un navire ne peut être conduit que par un capitaine, jamais par un matelot. Dans la nuit du mardi au mercredi, à 1h20 du matin, la présidence de la République publie un communiqué de la rencontre du chef de l'Etat avec la ministre de l'Equipement et de l'Habitat, chargée également de diriger le Transport par intérim. Première question, de forme, pourquoi les communiqués présidentiels sont-ils publiés à des heures impossibles ? Dans n'importe quel pays au monde, la publication tardive de communiqués présidentiels signifie une gravité extrême et urgente, peut-être de sécurité nationale. Il n'en est rien, cependant, s'agissant de Carthage dont les communiqués sont le plus souvent publiés tard la nuit. La raison n'est pas secrète, la présidence tunisienne n'a pas de directeur de communication depuis octobre 2020 avec le départ de la dernière et unique titulaire du poste Rachida Ennaïfer. La même présidence de la République n'a pas, non plus, de directeur de cabinet depuis janvier 2022 avec la démission de la dernière et l'unique titulaire du poste Nadia Akacha. Comment dès lors espérer une efficacité optimale d'un département tronqué de deux postes-clés ? C'est pourtant ce que demande le président de la République à chacune de ses rencontres avec ses ministres. En recevant mardi Mme Zâafrani Zenzri, il a demandé à la double-ministre, d'intensifier ses efforts afin de résoudre les problèmes de l'Equipement, de l'Habitat et du Transport. Il veut qu'elle trouve des solutions pour surmonter toutes les difficultés ayant entraîné des retards dans l'avancement des projets en cours.
Pour surmonter les difficultés dont parle le président de la République, la première chose à faire est de nommer des dirigeants aptes à les affronter. Or, Kaïs Saïed peine à nommer ces dirigeants, jusqu'à son propre département. Sur les 80 limogeages qu'il a décidés depuis le 25 juillet 2021, un bon nombre n'est toujours pas remplacé. D'autres départements ont vu leurs dirigeants promus à d'autres postes, mais n'ont toujours pas eu de successeur. Pour les ministères, on a des ministres qui assurent deux portefeuilles à la fois alors que chacun de ces portefeuilles exige un travail à plein temps. C'est le cas des ministères des Affaires culturelles et du Transport (depuis mars 2024). Mais on a aussi des ministères sans aucun titulaire au poste, même pas un intérimaire, comme celui des Affaires religieuses, depuis la semaine dernière. Le gouvernement n'a pas, non plus, de secrétaire général ni de directeur de la communication. Concernant les gouvernorats sans gouverneur, on cite ceux de Tunis (depuis mars 2023), de l'Ariana (depuis mai 2024), de Kairouan (depuis août 2023), de Béja (depuis août 2022), de Gabès (depuis août 2022), du Kef (depuis octobre 2022), de Mahdia (depuis mars 2024), de Monastir (depuis mars 2024) et de Sfax (depuis janvier 2023). Idem pour les entreprises et banques publiques, parfois stratégiques, qui sont sans PDG, de certaines instances comme la Cour des comptes, le Conseil supérieur des droits de l'Homme ou l'Instance de lutte contre la corruption. Aussi, du côté de postes élevés à l'Intérieur, aux Finances, à la Justice. Par ailleurs, il convient de rappeler que 100% des municipalités tunisiennes sont sans maire depuis mars 2023 avec la décision présidentielle unilatérale de dissoudre les conseils municipaux élus par les citoyens.
Au vu de tous ces postes vacants, il y a lieu de s'interroger si la Tunisie manque autant de compétences capables de diriger tous ces départements. La réponse est négative, la Tunisie ne manque pas de compétences, on les trouve dans le secteur privé et elles sont brillantes. D'ailleurs, c'est le secteur privé, comme partout dans le monde, qui permet au pays de se maintenir. Depuis quelques années, on remarque de grosses vagues de départ de compétences vers l'étranger, mais aussi du pantouflage, c'est-à-dire le départ d'un haut fonctionnaire de l'Etat vers une entreprise privée. Les salaires dans le public sont nettement inférieurs à ceux du privé et l'écart se creuse drastiquement pour les postes élevés, où pour un même poste, le salaire peut être facilement quintuplé. Aussi, il y a toutes ces poursuites judiciaires et ces pressions politiques exercées sur les hauts fonctionnaires par le régime actuel qui font que les hauts fonctionnaires aillent chercher ailleurs. Ceux qui n'ont nulle part où aller refusent les promotions de crainte de devenir, à leur tour, l'objet de poursuites fallacieuses et de pressions insupportables. Les ministres ont vraiment du mal à convaincre leurs subordonnés d'accepter des postes pour succéder à tel ou autre directeur limogé ou incarcéré. Naturellement, le secteur public n'attire aucune haute compétence de l'extérieur, contrairement à ce que l'on voyait, souvent, avant et après la révolution. Ceci est valable pour les postes les plus élevés, y compris ceux de ministres. Travailler au sein de l'appareil de l'Etat n'est déjà pas attractif financièrement, il ne génère plus cette fierté d'antan. Au vu du nombre élevé des anciens ministres et hauts fonctionnaires exilés, emprisonnés ou poursuivis fallacieusement, plus aucune compétence du privé ne cherche désormais à servir dans le secteur public.
Incontestablement, le premier (voire l'unique) responsable de toutes ces vacances de poste, c'est le président de la République lui-même. Au nom de la lutte contre la corruption, les abus et la spéculation, il a lancé une véritable chasse aux sorcières dans le pays et celle-ci a touché aussi bien le secteur privé que le secteur public. Enseignant universitaire toute sa vie, Kaïs Saïed n'a aucune expérience du fonctionnement de l'appareil de l'Etat ou des entreprises privées. En fonçant la tête devant, au nom de la défense de grands principes, il a jeté le bébé avec l'eau du bain. Le résultat des courses est qu'après trois ans d'autoritarisme et d'innombrables injustices, il n'y a plus de véritable compétence qui veut travailler avec lui, si l'on excepte les carriéristes ou les opportunistes. Le paradoxe est que le président de la République cherche maintenant de l'efficacité auprès de ceux qu'il a nommés pour assurer des tâches bien supérieures à leur gabarit. Lui qui n'a même pas réussi à trouver de l'efficacité dans son propre département.