La fascination persistante pour l'homme providentiel La Tunisie traverse actuellement une phase critique où la politique semble inexorablement réduite à l'attente d'un homme salvateur. Dans ce contexte troublé, Kaïs Saïed incarne parfaitement cette figure tant espérée : austère et intègre, il se présente habilement comme la voix authentique du peuple contre un système unanimement jugé corrompu. Son ascension fulgurante témoigne ainsi de la persistance remarquable d'un imaginaire politique ancestral, celui qui consiste à croire qu'un seul individu peut véritablement incarner la volonté générale et, par sa seule vertu morale, redresser miraculeusement un pays en crise profonde. Or, cette logique séduisante relève précisément de ce que les Grecs anciens nommaient le mythos. Déjà dans La République, Platon mettait en garde ses contemporains contre la fascination exercée par l'homme charismatique, celui qui devient capable de séduire la foule au point d'incarner à lui seul toute la cité. Cette croyance ancestrale confond l'intégrité supposée d'un dirigeant avec l'édifice infiniment plus complexe que suppose une démocratie véritablement vivante. Le populisme contemporain comme réactivation du mythe En effet, l'époque contemporaine n'épargne désormais aucun pays des ravages du populisme, et la Tunisie n'échappe pas à cette tendance mondiale. Plus spécifiquement, le discours présidentiel actuel repose entièrement sur une opposition radicale entre un peuple supposé pur et une élite prétendument dévoyée. Cette rhétorique manichéenne simplifie le réel en le réduisant à un simple combat moral, mobilisant ainsi davantage les affects populaires que les institutions démocratiques. Le populisme, comme l'a magistralement démontré Ernesto Laclau dans La raison populiste, fonctionne essentiellement par condensation symbolique : il crée artificiellement une unité fictive en désignant systématiquement un ennemi et en érigeant simultanément une figure messianique. Dans ce schéma simplificateur, la complexité sociale s'efface inévitablement au profit d'une lutte purement imaginaire entre pureté et corruption. L'anthropologie structurale, de son côté, éclaire remarquablement cette régression collective. Claude Lévi-Strauss, notamment dans Anthropologie structurale, rappelle avec justesse que les mythes servent fondamentalement à réduire l'angoisse collective face au chaos environnant. Kaïs Saïed, par la nature même de son discours, réactive précisément un récit anthropologique où le chef devient la médiation symbolique d'un peuple profondément déchiré. La démocratie comme construction patiente et non incarnation spontanée Cependant, la démocratie authentique ne se réduit nullement à la sincérité d'un homme ou à la pureté supposée de ses intentions personnelles. Elle constitue au contraire une construction lente et délicate, une architecture politique complexe faite de contre-pouvoirs vigilants, de procédures rigoureuses et de médiations institutionnelles. Hannah Arendt, dans La condition de l'homme moderne, insiste d'ailleurs sur l'importance cruciale de l'espace public comme lieu de pluralité vivante, où la politique naît naturellement du dialogue citoyen et non de la verticalité autoritaire. Parallèlement, Max Weber, dans Economie et société, distingue avec pertinence la domination charismatique de la domination rationnelle-légale : tandis que la première repose exclusivement sur la croyance aveugle dans des qualités extraordinaires, la seconde s'appuie solidement sur des règles impersonnelles et vérifiables. La Tunisie demeure piégée dans la première forme de domination, alors que seule la seconde peut véritablement garantir la pérennité démocratique. Le logos comme antidote nécessaire au populisme Le logos, contrairement aux apparences, n'est pas une pure abstraction philosophique. Il représente au contraire la condition éminemment pratique pour dépasser efficacement la personnalisation excessive du pouvoir. Cornelius Castoriadis, dans L'institution imaginaire de la société, explique avec précision que toute collectivité vit nécessairement de significations imaginaires partagées. Le défi politique fondamental consiste donc à les transformer progressivement en institutions durables qui organisent harmonieusement la vie commune. En Tunisie spécifiquement, cette exigence théorique se traduit concrètement par la nécessité urgente de mettre en place des instances constitutionnelles effectives (notamment la Cour Constitutionnelle), de garantir réellement l'indépendance de la justice, et de donner une place substantielle aux contre-pouvoirs démocratiques. Claude Lefort, dans L'invention démocratique, rappelait d'ailleurs avec force que la démocratie naît précisément de l'acceptation collective du vide symbolique du pouvoir : aucun homme ne peut légitimement prétendre incarner définitivement le peuple, car le pouvoir appartient essentiellement à l'espace public, toujours disputé et toujours inachevé par nature. La tentation persistante de la vertu morale Certes, l'un des principaux ressorts de la popularité actuelle de Kaïs Saïed réside indéniablement dans sa réputation d'intégrité personnelle. Néanmoins, la vertu personnelle, aussi réelle et louable soit-elle, ne peut structurellement remplacer un système institutionnel solide. Pierre Rosanvallon, dans La contre-démocratie, démontre ainsi que la démocratie moderne repose nécessairement sur des mécanismes sophistiqués de surveillance, de transparence et de contrôle permanent : elle ne s'appuie donc pas sur la confiance aveugle dans la moralité individuelle, mais plutôt sur des institutions objectivement vérifiables. Par conséquent, la croyance en l'homme intègre relève manifestement d'une logique quasi religieuse : elle sacralise le chef au lieu de fonder rationnellement la règle collective. Ce déplacement problématique du politique vers le moral enferme progressivement la société dans une dépendance infantile à l'égard de figures paternelles rassurantes. Une société tunisienne en attente et en transition Actuellement, la société tunisienne vit manifestement dans une forme particulière d'entre-deux historique. D'un côté, la déception profonde envers les partis traditionnels a naturellement nourri l'attachement populaire à une figure qui se présente comme fondamentalement incorruptible. De l'autre côté, cependant, la réalité quotidienne implacable – inflation galopante, chômage massif, inégalités croissantes – démontre clairement que les solutions durables ne peuvent provenir d'un seul homme, aussi vertueux soit-il, mais nécessitent un système collectif cohérent. Cette tension fondamentale illustre parfaitement ce que Marcel Gauchet a finement décrit dans La démocratie contre elle-même : le paradoxe troublant d'une démocratie qui, profondément insatisfaite de ses propres institutions, se replie nostalgiquement vers des figures autoritaires censées la sauver, mais qui, en réalité, affaiblissent encore davantage son fonctionnement démocratique. Vers une indispensable maturité politique Sortir définitivement du mythos suppose une véritable transformation culturelle de grande ampleur. Cela implique concrètement d'apprendre collectivement à penser la politique non plus comme une scène dramatique où se succèdent éternellement les héros et les traîtres, mais plutôt comme un champ structuré de règles claires, d'équilibres institutionnels et de processus démocratiques. C'est précisément ce que Kant appelait la sortie salutaire de « l'état de minorité » : oser enfin se servir de sa propre raison, accepter courageusement la pluralité et la contradiction comme éléments constitutifs de la liberté politique. La maturité démocratique commence véritablement quand la confiance citoyenne ne repose plus exclusivement sur des individualités charismatiques, mais s'appuie solidement sur des institutions transparentes et contrôlables. Elle s'épanouit quand le citoyen comprend finalement que la démocratie est inachevée par nature même et qu'elle ne progresse authentiquement qu'au prix de compromis patients, de lenteurs assumées et de débats contradictoires permanents. Dépasser le mythe pour embrasser la complexité La Tunisie d'aujourd'hui illustre finalement une tension politique universelle : celle qui oppose le besoin psychologique de récits simples et rassurants à la nécessité pratique d'affronter courageusement la complexité irréductible du réel. Le populisme, en exaltant systématiquement le mythos, offre certes des réponses intellectuellement séduisantes mais structurellement fragiles. L'avenir démocratique ne peut donc se bâtir durablement que sur le logos : une raison collective organisée, capable de donner une forme institutionnelle aux conflits, d'articuler constructivement les divergences et de contenir efficacement la tentation autoritaire permanente. Il ne s'agit donc pas seulement de réformer superficiellement des textes juridiques, mais de transformer en profondeur une culture politique entière héritée de l'histoire. C'est précisément dans cette révolution silencieuse mais fondamentale que réside l'authentique avenir démocratique de la Tunisie au XXIᵉ siècle.