Loin du Palais de Carthage, dans sa maison de Sousse, Moncef Marzouki sacralise la présidence normale. Un décor simple, pauvre, où les objets et les meubles semblent avoir été déposés là au hasard du temps et des occasions. Une femme invisible, médecin de profession, qui ne vit pas au Palais. « Je ne veux pas de "peopolisation" », se justifie Moncef Marzouki pour expliquer l'absence de sa femme. Dans ce reportage de la chaîne Hannibal TV mené par l'animateur Samir El Wafi, Moncef Marzouki se veut simple et naturel, parfois à la limite de la caricature. Sous ces apparences de « fils du peuple » comme il se plait à le répéter, Moncef Marzouki n'échappera pas aux chants des sirènes, dans sa prison dorée de Carthage. Chemise blanche moulante sous son éternel costume gris tout aussi moulant, Moncef Marzouki presse le pas dans les allées du jardin du Palais. Devant le drapeau national, à l'entrée, il s'arrête soudainement pour faire un salut militaire. Un président normal, soucieux des symboles de la nation dira-t-on. Derrière son bureau, la photographie de Farhat Hached mise en évidence derrière lui, il montre les rapports officiels. « Les gens veulent voir le verre à moitié vide, alors qu'il est également à moitié plein », dit-il, en affirmant que « tout est normal en Tunisie ». Sur la question des violences qui sont survenues récemment dans différentes régions du pays, notamment du fait de groupes dits salafistes, Moncef Marzouki dit ne pas vouloir répondre à la violence par la violence, pour ne pas retomber dans les travers de la dictature. « J'ai une vue d'ensemble de ce qui se passe dans le pays, grâce à ces rapports qui me sont envoyés tous les jours », poursuit Marzouki, soulignant que l'image que donnent les médias du pays est fausse. Par ces déclarations, l'actuel locataire du Palais fait résonner des bribes du dernier discours de Ben Ali : « On m'a trompé… Je ne suis pas le soleil pour briller sur tout le pays », comme un écho à « la vue d'ensemble » de Marzouki… Pour ce qui est des médias qui « exagèrent » les faits, Marzouki respecte parfaitement les traditions de ces dernières décennies. Dans son interview du 14 décembre 2011 sur la Wataniya 1, Moncef Marzouki avait eu un discours sensiblement différent concernant la situation du pays et les médias. « Il est vrai que les médias doivent se réformer de l'intérieur et créer des instances indépendantes pour contrôler les abus et les dérives, cela ne se fait pas en un jour, et dans l'ensemble, les médias remplissent aujourd'hui leur rôle », avait-il affirmé en substance au lendemain de son investiture. Dans cette même interview, Marzouki avait demandé une trêve de six mois, afin de pouvoir avancer dans la bonne direction et mettre en place le programme du gouvernement. «A l'issue de ces six mois, vous pourrez nous juger, et si rien n'est fait, je présenterai ma démission », avait-il déclaré, ajoutant que cela ne voulait pas dire que les mesures d'urgence n'allaient pas être mises en place immédiatement. « Il y a des dossiers urgents qui n'attendent pas, parmi lesquels celui des martyrs et blessés de la révolution, dont je vais m'occuper personnellement ». Un dossier sur lequel Moncef Marzouki ne s'est pas penché depuis les nombreuses polémiques qui l'ont jalonné. « Je ne démissionnerai pas ! », lance-t-il, près de six mois plus tard, à Samir El Wafi dans sa maison de Sousse, toujours avec une chemise blanche, sans manches... « On ne peut pas juger un gouvernement avant cinq ans, c'est bien pour cela que dans tous les pays démocratiques, les mandats sont de cinq ans, car c'est la période nécessaire pour mettre en place les mesures adéquates et rendre compte de leur efficacité », et le président de la République d'ajouter : « Vous avez voulu que cette période ne dépasse pas un an ? Et bien dans ce cas vous ne pouvez pas nous demander des comptes ! »… Au palais de Carthage, le temps s'est arrêté. Le cuisinier et la gouvernante de Ben Ali sont toujours en poste. « Il n'y a pas grand-chose qui a changé », affirme la gouvernante, pour qui Moncef Marzouki n'est que le nouveau président ayant succédé au précédent. « Je n'ai aucune raison de dire du mal de Ben Ali, il m'a toujours respectée, et il me parlait de temps en temps des problèmes survenus avec les employés, alors que le président actuel n'est pas très bavard », poursuit-elle. Aucun changement extraordinaire non plus du côté de la cuisine, excepté la quantité de plats mijotés. « Avant il y avait des quantités énormes de plats préparés pour la famille de Madame Leila, maintenant ce n'est plus le cas. Quant à Ben Ali, il ne s'est jamais préoccupé de la cuisine, nous préparions le menu pour les deux semaines à venir et Madame Leila y apportait des modifications », témoigne le cuisinier. Pour Moncef Marzouki, d'après les rapports « complets » qu'il reçoit quotidiennement, « la Tunisie va bien et Dieu merci ! ». « Je soutiens le gouvernement et son chef, Hamadi Jebali », répètera-t-il à plusieurs reprises. S'emmêlant les pinceaux, tout en essayant de noyer ses contradictions, Moncef Marzouki commente la proposition de l'opposition concernant le gouvernement de salut national : « Je les avais invité au Palais pour leur proposer à l'époque un gouvernement de salut national mais ils ont refusé car ils savaient que le pays est difficile à gouverner », affirme-t-il, avant de se rattraper et de souligner que malgré cela, le gouvernement Jebali fait un très bon travail. « Les membres du gouvernement sont des gens honnêtes, ils ne sont pas corrompus et travaillent jour et nuit », poursuit Marzouki, précisant que Hamadi Jebali travaillait tellement que sa santé s'est détériorée. « J'ai toujours dit que limiter cette période à un an n'a pas de sens, il faut bien que les ministres apprennent leur travail, et pour cela il faut au moins 5 à 6 mois. Je ne pense pas que si un autre gouvernement était nommé, cela changerait quelque chose, ceux qui veulent faire couler la Troïka feront couler le pays avec elle, car il n'y a aucune autre alternative que celle de comprendre qu'on ne peut rien faire en un temps aussi court », martèle le président de la République. Les conseillers de la présidence ne bénéficieront pas, quant à eux, d'autant de clémence. Coupables d'avoir critiqué ouvertement et publiquement le gouvernement de « son ami Hamadi », Moncef Marzouki ne prend pas leur défense et les qualifiera, au contraire, « d'adolescents de la politique ». Un désaveu cinglant pour ces adolescents qui n'auront, pour autant, ni été sanctionnés pour leurs écarts, ni démissionné pour leurs principes. Revenant sur ses prérogatives, Moncef Marzouki considère que le rôle du président de la République est essentiellement de symboliser la Tunisie et de vendre l'image du pays à l'étranger. S'il considère que sa manière de s'habiller n'entache pas cette image, le fait de prendre un avion régulier pour aller à la rencontre d'un chef d'Etat, par contre « ça ne se fait pas ! ». « Je peux prendre un avion régulier pour un voyage d'affaires, pour traiter des dossiers particuliers, mais je ne peux pas le faire lors d'une visite officielle, car c'est du prestige de la Tunisie dont il est question ! » « Ne me remerciez pas, conclut-il à la fin du reportage, ce sont les martyrs de la révolution qui ont rendu ces choses possibles ». Photomontage