À la veille du deuxième anniversaire du déclenchement de la révolution du 14 janvier, le 17 décembre 2010, à la suite d'un geste tragique d'un citoyen désespéré qui s'est immolé par le feu, la situation en Tunisie est encore instable et l'issue de la transition démocratique demeure, pour beaucoup, incertaine. Loin du tumulte du Bardo ou du centre-ville de la capitale, des débats sans fin à l'Assemblée nationale constituante, des combats de coqs sur les plateaux télévisés, de nombreux citoyens tunisiens ont dépassé le stade de l'impatience pour atteindre celui du désenchantement ou de la désillusion ; le désintérêt pour la chose politique va crescendo. Loin de ce tumulte, l'association Al Bawsala, présidée par Amira Yahyaoui, organise une série de rencontres entre citoyens et élus, un projet mené par Ons Ben Abdelkarim, membre de l'association et qui, après Al Kabaria et Zarzouna, a fait escale à Sidi Bouzid. Ces rencontres ont permis de dresser un constat général : le gouffre qui sépare les élus de leurs concitoyens, potentiellement électeurs, ne fait que s'élargir. La démission de l'Etat, elle, laisse des citoyens livrés à eux-mêmes… C'est le cas à Zarzouna, à quelques kilomètres de Bizerte, un village où la pauvreté et le chômage font des ravages. « Ici, on a tous voté pour Ennahdha », affirment les habitants dans leur grande majorité. Le referont-ils ? « Certainement pas ! », clament-ils, mais ce n'est pas pour autant que d'autres partis, notamment ceux de l'actuelle opposition, récoltent leurs faveurs. Les jeunes, tous, au chômage, se débrouillent tant bien que mal… Ils ne cherchent pas réellement de travail, il n'y en a pas, affirment-ils. « Et puis, ils prennent souvent les filles plus que les garçons, bientôt je vais me déguiser en fille pour pouvoir trouver du travail ! », ironise l'un de ces jeunes. La raison ? Elles acceptent de très bas salaires, ce que le jeune garçon fier et orgueilleux, malgré la misère, refuse catégoriquement. À la question : pour qui voteriez-vous lors des prochaines élections ? La plupart répondent qu'ils ne voteront pas. « À quoi ça sert d'aller voter ? », s'interrogent-ils, « ils nous ont eus une fois, mais pas la deuxième. Ce sont tous les mêmes »… La corruption ? Elle est pire qu'avant. Le service public ? Personne ne travaille, les ordures ne sont pas ramassées. Le niveau de vie ? « Comment voulez-vous faire vivre une famille avec 100 ou 200 dinars, parfois même moins », répondent-ils. Et les salafistes ? Ce sont nos frères. Arrêtez de les diaboliser, ils ne font rien de mal. Les forces de l'ordre sont absentes ici, c'est eux qui nous protègent. Comment ? Ils arrêtent les criminels et essaient de les convaincre de revenir sur le droit chemin, d'aller prier, etc. Ils ne sont pas là à couper des mains ou à séquestrer des gens… il n'y a pas d'Etat, pas de police, les frères (ndlr : salafistes) font ce travail à leur place. Au café, les élus n'intéressent pas grand monde. On vient leur parler par curiosité. Qu'avez-vous fait ? Où est la justice transitionnelle ? « Pourquoi voulez-vous que j'aille leur parler ? Ils vont me trouver un travail ? Ils vont aider mon fils malade ? », se demande un père de famille, désespéré. À Sidi Bouzid, ce 15 décembre 2012, les habitants vaquent à leurs occupations, c'est le jour du marché. « Tiens, ça doit être des gens venus pour le "festival" », s'exclament des jeunes en remarquant les visages nouveaux. « Lorsque nous avons voulu organiser cette conférence à Sidi Bouzid, et que nous sommes allés vers les habitants pour les informer de la venue de plusieurs députés de l'Assemblée, les gens semblaient désintéressés », témoigne Ons Ben Abdelkader, chef de projet pour Al Bawsala. « Ce ne sont pas les enfants de Sidi Bouzid qui sont là, il n'y a pas les jeunes de la révolution ici », témoigne un citoyen, à la maison de la culture où se tenait la rencontre. Ici, contrairement à beaucoup de régions délaissées, la vie politique suit son cours et des militants de différents partis, Ennahdha, Al Joumhouri ou encore Al Aridha, marquent leur présence. Un sujet récurrent dans cette région : « Où en est la Justice transitionnelle ? »… Pourquoi personne n'a été jugé, les mêmes personnes sont-elles toujours en place, la corruption multipliée ? « S'ils étaient vraiment islamistes, ils nous aideraient et ils n'auraient pas les mêmes méthodes que celles de l'ancien régime », déplore un vieil homme. Et puis, une histoire de date que les Bouzidiens ne sont pas prêts d'oublier. « Pourquoi le pouvoir en place n'a-t-il toujours pas proclamé officiellement qu'il s'agissait de la révolution du 17 décembre et pas celle du 14 janvier ? »… Deux ans après, rien n'a changé. Monia Ben Hamadi