La Tunisie a réussi jusque-là avec brio son parcours démocratique. En dépit des épreuves difficiles et du chemin épineux, les Tunisiens sont parvenus à installer des pratiques et un climat de démocratie. En revanche, depuis l'avènement de la révolution, le pays sombre dans une crise économique sévère aggravée par quatre années de « gouvernance provisoire ». Aujourd'hui, il est l'heure pour sortir de ce marasme économique surtout que le pays entame une phase de stabilité politique. Que faire pour reprendre une croissance normale ? Quelles sont les urgences ? Quels sont les futurs chantiers économiques ? Pour répondre à ces questions, nous avons demandé l'avis de deux économistes réputés. Moez Joudi et Mourad Hattab. Lecture. « Parler de relance économique, à l'heure actuelle, est prématuré. La première urgence aujourd'hui c'est de sauver l'économie » nous déclare d'emblée Moez Joudi. L'expert considère, en effet, que la relance ne peut se produire que si l'on arrive d'abord à stopper l'hémorragie et à traiter les aspects prioritaires liés notamment à l'endettement, au déficit de la balance commerciale et à l'inflation. Certains indicateurs sont alarmants et renseignent sur un déséquilibre flagrant, a-t-il souligné. Et de citer, à l'appui, quelques chiffres parlants « Nous accusons un déficit commercial record de 13,7 milliards de dinars, en 2014, soit le double du déficit enregistré en 2010. Nous sommes aussi à un taux d'endettement de 52% et une inflation qui varie, selon les chiffres officiels, entre 5,5 et 6%». Avant de se lancer bille en tête dans les grandes réformes, il faut bien commencer par s'occuper des chantiers urgents. Parmi les premières actions que le futur gouvernement doit entreprendre pour commencer à redresser la barre, c'est de réguler le flux des importations. Ainsi, il faut cartographier les produits à faible utilité et cesser leur importation. Cette mesure permettra d'endiguer le déficit de la balance commerciale, explique le président de l'ATG qui propose, dans ce contexte, de renégocier les accords signés avec l'Organisation mondiale du Commerce (OMC). Celle-ci impose des quotas minimaux d'importation. « Il faut revoir avec l'OMC quant à ces engagements et essayer d'obtenir des conditions plus arrangeantes. C'est ce que j'appellerais la diplomatie économique » a-t-il dit. Outre limiter le volume des importations, il est aussi indispensable de booster les exportations, et ce en misant sur les entreprises exportatrices. Celles-ci doivent bénéficier d'un encadrement particulier, de subventions de l'Etat et de formalités simplifiées et allégées, suggère l'économiste. Toujours en étape pré-relance, l'expert estime nécessaire d'assainir les dépenses publiques en réduisant les frais de fonctionnement et les charges facultatives et les transformer en investissements et projets. Parallèlement à cette étape de sauvetage qui vise, essentiellement, à rééquilibrer les comptes publics, plusieurs réformes doivent être engagées aussi bien sur le plan fiscal que sur les plans financier et bancaire. Aussi faut-il repenser le système d'enseignement supérieur de façon à ce qu'il soit en adéquation avec les besoins du marché « Aujourd'hui, le système universitaire et celui de la formation professionnelle pondent des chômeurs à la chaine » a-t-il lancé. La caisse de compensation (CDC) ne devra pas échapper à cette série de réformes, souligne Moez Joudi, indiquant qu'une infime partie des subventions profite aux couches défavorisées « Seulement 12% de l'argent de cette caisse va aux personnes nécessiteuses ! ». Les caisses nationales de sécurité sociale sont également concernées par ce plan de réformes profondes. L'expert préconise, pour résoudre le déficit chronique de ces caisses, d'amener l'âge de la retraite à 62, voire même à 65 ans « comme c'est le cas en Allemagne ». Cette mesure permettra, selon lui, d'augmenter le niveau des cotisations et combler une partie de leur trou budgétaire. M. Joudi insiste, par ailleurs, sur la nécessité de revoir le Code des investissements de sorte qu'il simplifie la création des entreprises et attire les entrepreneurs. La sortie de la crise passe par une batterie de mesures urgentes, nécessaires au rétablissement « des équilibres économiques vitaux de l'Etat », mais également par un système de réforme. Cette combinaison sera à même d'installer un climat de confiance favorable à l'investissement, affirme l'expert. Une fois les équilibres sauvés et les réformes déjà entreprises, on arrive à l'étape de la relance. Au cours de cette phase, l'Etat doit jouer le rôle de la locomotive qui entraine derrière elle le secteur privé « Ce dernier n'investira pas dans l'immédiat, l'Etat se doit donc de prendre l'initiative ». Ainsi, il doit lancer cinq ou six grands projets qui soient bien répartis sur tout le pays et touchent notamment l'infrastructure, la santé, le transport et les nouvelles technologies. Un autre domaine qui est aussi porteur, c'est celui des énergies renouvelables « Il bénéficie d'une forte demande et intéresse vivement les investisseurs étrangers ». Ces projets vont permettre d'engendrer une dynamique économique capable d'entrainer le secteur privé dans les investissements. La Tunisie a besoin d'un plan Marshall, affirme l'expert économique Mourad Hattab qui, dans sa description de la situation économique, qualifie la Tunisie de pays de tous les déficits (commercial, public et courant). Le passage à la phase de relance ne peut s'effectuer d'un seul coup. « Il faut d'abord traiter, pendant les 100 premiers jours, les grandes urgences puis se pencher sur les réformes structurelles et les grands projets » a-t-il estimé. Au sujet des priorités, le spécialiste des risques financiers recommande de baisser le prix des carburants. Cette décision allégera les coûts de transport et de fabrication et permettra, par conséquent, d'agir sur les prix de vente. La deuxième mesure pressante c'est d'accélérer la réalisation des projets de développement dont les fonds ont déjà été débloqués. « Seulement 30% du budget consacré à ces projets est utilisé » a-t-il indiqué. D'autres mesures urgentes ayant à la fois un aspect social et économique s'imposent. M. Hattab appelle, ainsi, à geler les prix pour au moins une vingtaine de produits de première nécessité et prodiguer des aides sociales aux familles sans ressources. Ceci renforcera la paix sociale et favorisera la consommation. Avec quel argent faut-il financer ces actions ? s'interroge-t-il. Il ne faut certainement pas emprunter à l'étranger, car ceci aggrave notre situation d'endettement, dit-il. Et d'alerter, à ce propos, que le service de la dette augmentera de 50% à partir de 2018. La solution consiste, dans ce cas, à solliciter les aides étrangères. Mourad Hattab attire aussi l'attention sur un point fondamental. Il est question de « la sincérité des chiffres ». En effet, les indicateurs tels que définis ne renseignent pas avec précision sur la réalité de la situation économique actuelle. Le taux d'inflation mesuré est à l'ordre de 6% alors que concrètement il est plus élevé que cela. Ajuster ou redéfinir ces indicateurs est indispensable pour que les mesures soient plus exhaustives et précises. Pour cofinancer les grands projets, M. Hattab propose de recourir aux fonds souverains comme ceux de la Chine, de Singapour ou d'Abu Dhabi. Le dossier économique va concentrer aussi bien les efforts du prochain gouvernement que les attentes de la population. Outre la sécurité, le nouveau chef du gouvernement, Habib Essid, devra faire face à des enjeux cruciaux liés au sauvetage d'une économie étouffée. Le gouvernement devra également s'ouvrir aux experts économiques tunisiens qui ont longtemps pâti de leur mise à l'écart durant le gouvernement de la troïka.