Un juge d'instruction controversé est promu procureur de la République du Tribunal de première instance de Tunis. De quoi déclencher une grosse polémique sur cette nomination révélatrice de la tension et le bras de fer opposant le ministre de la Justice Omar Mansour et la chancellerie d'un côté, et une partie des magistrats syndiqués dans l'ATM que préside Raoudha Karafi, de l'autre. Encore une nouvelle goutte dans le vase déjà bien rempli de la magistrature tunisienne. Cette dernière est assez grosse et, pourtant, elle passe quasiment inaperçue pour le moment. Comme à l'époque de Ben Ali, les nominations délicates se font discrètement en été, au moment où tout le monde se prélasse sur les plages. Celle du juge d'instruction Béchir Akremi à la tête du parquet de Tunis 1 entre dans cette catégorie. Quand les Tunisois vont rentrer de vacances, ils vont trouver un procureur des plus controversés, celui qui était juge du 13ème bureau, chargé des affaires de l'assassinat du martyr Chokri Belaïd, mais aussi l'affaire de l'attentat du Bardo et celle de l'attaque terroriste de Ben Guerdène. Si la nomination de Béchir Akremi est controversée et pose une sérieuse interrogation sur l'Etat de droit et l'indépendance réelle de la Justice post-révolution, c'est parce que le personnage fait l'objet de différentes suspicions depuis un bon bout de temps. Une série de plaintes ont, en effet, été déposées contre lui dont une pour assassinat et complicité dans un assassinat par le comité de défense de Chokri Belaïd. Une accusation qui peut mener jusqu'à la peine capitale. S'il est évident que l'accusé demeure innocent jusqu'à son jugement, il n'en demeure pas moins que l'accusé occupe ici un des plus hauts rangs de l'Etat et que l'accusation est des plus graves. Ce n'est pas un poste de conseiller à Carthage ni d'un délit de presse dont il s'agit.
Sur les réseaux sociaux, un début de polémique a enflé, mais il a été orienté contre Omar Mansour, ministre de la Justice, théoriquement supérieur hiérarchique du procureur de la République. Cette orientation des accusations infâmantes contre le ministre est mue par l'ignorance des accusateurs parmi les citoyens ordinaires et par de la pure manipulation politique à dessein par les parties politiques (Partis et ONG). Depuis l'entrée en application de la loi organique n° 2013-13 du 2 mai 2013, relative à la création d'une instance provisoire pour la supervision de la justice judiciaire, ce n'est plus le ministre qui nomme les procureurs. Il a beau être leur supérieur, il n'a aucun droit de regard sur leur nomination. Et au nom de l'indépendance de la justice et de la séparation des pouvoirs, le ministre de la Justice n'a aucun droit de regard sur leur travail. En clair, le ministre de la Tunisie post-révolution apparait comme une marionnette, simple gestionnaire des bâtiments de tribunaux, d'établissements pénitentiaires et de prisons. Selon l'article 2 de cette loi-organique, c'est l'instance qui statue sur la carrière professionnelle des magistrats concernant leur nomination, promotion, mutation et discipline. Selon l'article 5, elle est composée de cinq magistrats nommés en raison de leur qualité, de dix magistrats élus et de cinq membres n'ayant pas la qualité de magistrat. La marge de manœuvre du ministre est donc très restreinte pour influencer les décisions de cette instance dite indépendante. Or quand on parle de restriction de marge du ministre, ce n'est pas le ministre qu'on vise, mais l'Etat ! Sous la troïka, on a cherché et on a réussi, à retirer à l'Etat tout pouvoir sur la machine judiciaire. Si cela nous préserve, théoriquement, de la dictature du pouvoir en place au cas où il lui viendrait à l'idée d'influer sur le cours d'une affaire judiciaire (et le risque est bien réel), elle place le justiciable sous l'influence de la dictature des juges et de leur corporatisme. Le meilleur exemple est le scandale du postier de Tozeur mis sous les verrous pendant une semaine par le simple caprice d'un substitut du procureur et d'un juge d'instruction. Un différend mineur entre le substitut et le postier s'est transformé en abus de pouvoir et en une grève générale des bureaux de poste du pays ! L'Etat (par le biais de son ministre de la Justice) n'avait alors rien pu faire, puisqu'on lui a retiré toute latitude d'intervention sur le parquet en dépit de sa position hiérarchique très théorique. En pratique, le ministre ne peut pas décrocher son téléphone pour demander au procureur de faire ceci ou cela. C'est une bonne chose dans une démocratie qui se respecte ? Oui, mais à condition que les juges ne soient pas solidaires entre eux, ne privilégient pas leur corporatisme au détriment de la Justice et de l'égalité et, surtout, n'obéissent pas à des lobbys et orientations politiques de certaines idéologies. CQFD, car on est loin d'être là !
Dans cette affaire, le principal lobby représentant les magistrats et qui a probablement pesé de tout son poids dans cette dernière nomination, est l'association tunisienne des magistrats que dirige Raoudha Karafi. Juste ensuite, le très controversé Ahmed Rahmouni qui dirige l'Observatoire tunisien de l'indépendance de la Justice. On ne sait absolument rien sur le financement de cet observatoire et on a beau vouloir croire à son indépendance, on n'y arrive pas. Ahmed Rahmouni est toujours présent pour donner son avis favorable dans certaines affaires où sont impliqués islamistes, révolutionnaires et terroristes (au point que le ministre de l'Education Néji Jelloul l'a publiquement accusé d'être l'avocat des terroristes) et souvent absent quand l'affaire touche un membre de l'ancien régime subissant une injustice flagrante ou quand cela touche la gauche ou les laïcs. Pire, ce même Rahmouni aux comptes opaques défendait jusqu'il y a deux jours ce même Akremi. Le comportement de Raoudha Karafi, pour sa part, est nettement plus équilibré. Il n'en demeure pas moins que cette dame de fer est très corporatiste et donne l'impression d'être une « anti-Etat » farouche. Son comportement lors du scandale de l'affaire du procureur de Tozeur en témoigne. Bien qu'elle ait été informée de l'historique fort suspect du substitut de ce tribunal, Mme Karafi a joué la discrétion totale. La Justice ? Elle attendra ! Et c'est donc un secret de Polichinelle que de dire qu'elle a probablement bien pesé, et de tout son poids, dans la nomination de Béchir Akremi. Elle était d'ailleurs bien dans les coulisses de l'ANC lors du vote de cette fameuse loi organique de 2013 qui dépossède l'Etat de tout pouvoir. Réputé mesuré dans ses propos et ses jugements, le journaliste spécialisé Mongi Khadraoui n'a pas caché son amertume du comportement de Raoudha Karafi dont il est pourtant proche. « Le soutien du bureau de Mme Karafi au juge du 13ème bureau contre la vérité et contre Chokri Belaïd lui collera éternellement à la peau. Nous n'oublierons pas ! », a déclaré le journaliste dans un post publié ce matin sur sa page Facebook.
Du côté de l'opposition idéologiquement proche du couple Rahmouni-Karafi, on se mure dans le silence et on se frotte les mains. A la tête de ce lobby politico-corporatiste, naturellement, Moncef Marzouki d'Irada et ses moutons suiveurs. Pendant longtemps, ils râlaient contre la nomination de Noureddine Ben Ticha comme conseiller à Carthage, sous prétexte qu'une plainte en justice est déposée (par eux-mêmes et pour un délit jugé fallacieux par plusieurs observateurs politiques et médiatiques) contre lui. Les mêmes se murent dans un silence complet et complice après cette nomination controversée. Marzouki a beau crier sur tous les toits qu'il est un farouche défenseur des droits de l'Homme et de la Justice, son beau discours s'arrête net quand ce sont ses « amis » qui violent ces principes. Pourquoi ne s'érige-t-il pas contre ce vrai scandale ? Après avoir entamé dès son entrée à Carthage en 2011 un process pour casser toute la machine de l'Etat, qu'il considère comme étant « le système mafieux de la contre-révolution », Marzouki continue à agir dans les coulisses via les lobbys. Au mieux, comme maintenant, il se mure dans un silence complice. Depuis 24 heures et l'annonce de cette nomination, son camp rit aux anges en tout cas. Parmi eux, on retrouve notamment des avocats réputés pour leur proximité des milieux salafistes et autoproclamés révolutionnaires et l'avocat personnel de l'ancien président qui applaudit fortement. Quant au pouvoir en place, il est occupé par des questions de politique politicienne et de calculs de court terme. Ses priorités, déloger Habib Essid, devenir premier à l'Assemblée et nommer X, Y et Z à tel ou tel portefeuille. Pourtant, la lumière sur l'affaire de Belaïd et Brahmi, était une promesse de campagne de Nidaa et Béji Caïd Essebsi. Non seulement, ils ne pouvaient théoriquement rien fait puisque le dossier est entre les mains d'un juge controversé, mais voilà que la situation a empiré, en raison de leur négligence totale du dossier le plus important qui soit qu'est la Justice !
Du coup, le ministre de la Justice se trouve seul face aux lobbys judiciaires qui ont engagé depuis sa nomination un bon bras de fer avec lui. Sans soutien politique, Omar Mansour encaisse les coups tout seul et porte le chapeau de scandales dont il n'est en aucun cas responsable. Il représente en théorie l'Etat et toute son autorité, mais il est dénudé de tout pouvoir. Il devait être le garde des sceaux, mais la loi 2013 créée par les députés de l'ANC et des lobbys corporatistes bien déterminés, l'opposition calculatrice et revancharde et l'absence flagrante de tout appui de Carthage et de la Kasbah, font que Omar Mansour ne soit que le garde de son ombre. Jusqu'à quand résistera-t-il à ce bras de fer ? En attendant, c'est la justice qui en pâtit !