Le débat sur l'amendement de la Loi 52, sanctionnant les consommateurs de stupéfiants, est plus que jamais au cœur de l'actualité tunisienne. Entre les députés qui tardent à ratifier le projet de loi, des arrestations qui suscitent l'indignation d'une partie non-négligeable de l'opinion publique, une société civile qui se mobilise et monte au créneau, la pression était telle que le gouvernement et la présidence de la République sont entrés en ligne de compte. La semaine passée, plusieurs membres du gouvernement ont apporté leur soutien à la campagne appelant à l'abrogation de la peine d'emprisonnement pour les consommateurs de cannabis sous le hashtag #Baddel52. On a vu la secrétaire d'Etat à la Jeunesse, Faten Kallel, s'engager clairement de même que le secrétaire d'Etat au Transport, Hichem Ben Ahmed. Samedi c'était au tour de chef du gouvernement, Youssef Chahed de demander l'accélération de l'examen du projet de loi et de dire « Non à la prison ». L'annonce, samedi, d'une interview exclusive du président de la République et d'une éventuelle décision qu'il devrait révéler, allant dans le sens d'une suspension de la loi 52, a créé le buzz. Comment peut-on suspendre une loi même provisoirement ? Le président n'outrepasserait pas là ses prérogatives ? N'est-ce pas une ingérence de l'exécutif dans le pouvoir législatif ? L'incompréhension régnait sur les réseaux sociaux en attendant le passage du chef de l'Etat.
C'est donc dimanche sur Nessma Tv, que Béji Caïd Essebsi est revenu sur cette question, assurant de prime abord qu'il existait une grande différence entre la loi sur les stupéfiants et celle relative à la consommation de cannabis. Comme attendu, il a appelé à l'accélération de la procédure d'amendement de la loi 52, dans le sens de la suppression de la peine d'emprisonnement envers les consommateurs, contre l'accentuation de la peine pour les trafiquants. « Nous avons besoin d'une solution radicale jusqu'à la révision de la loi 52 », a annoncé BCE. Cette solution radicale selon le président de la République consiste à réunir le Conseil national de sécurité pour lui demander de ne plus poursuivre les jeunes pour consommation de cannabis. « La vie de ces jeunes peut être détruite à cause de ce genre de loi inadéquate. Et puis, on ne peut rien reprocher aux magistrats, puisqu'ils ne font qu'appliquer un texte de loi déjà existant, et ne peuvent même pas appliquer l'article 53 du code pénal (donnant la possibilité au juge d'atténuer la peine encourue, NDLR.) ». Pour Béji Caïd Essebsi, cette situation ne pourra plus durer.
L'interview étant très attendue, les réactions ont été nombreuses. Certaines personnalités voyant en cela une grande avancée et une décision dans le sens du progrès, d'autres affichant leur incompréhension et mettant sur la table la sempiternelle question des prérogatives présidentielles. Dans les faits, en quoi consiste cette proposition ? Quelle serait la procédure à suivre dans le cas de son application ? Quelles en seraient les conséquences ? Tout d'abord, le Conseil national de sécurité, présidé par le chef de l'Etat, est composé du chef du gouvernement, du président de l'Assemblée des représentants du peuple, de la haute hiérarchie militaire et sécuritaire, outre les membres du gouvernement, notamment les ministres de la Justice et de l'Intérieur. Le président devra ainsi donner ses directives pour que les consommateurs ne soient plus arrêtés ni poursuivis. Le ministre de la Justice, de par ses prérogatives, a la possibilité de suspendre les poursuites. Le ministre de l'Intérieur, de son côté, les arrestations. Saida Garrache, conseillère du chef de l'Etat, a donné des précisions sur la proposition de Béji Caïd Essebsi. Elle a expliqué que le président n'a pas la possibilité d'abroger une loi, puisque seule une loi, pourrait en abroger une autre. Toutefois, il a des pouvoirs discrétionnaires dans le domaine de la jeunesse et de la sécurité nationale, ce qui a permis la prise d'une telle décision. Ainsi, dans l'attente de la promulgation d'une nouvelle loi relative à la consommation du cannabis, que Saida Garrache espère « plus clémente pour éviter de détruire l'avenir des jeunes », la consigne sera donnée aux sécuritaires et au ministère public afin de ne plus les arrêter et les emprisonner sur la base de ce chef d'accusation.
Ce que suggère le président de la République est donc un moratoire suspendant l'application de l'arrestation et des poursuites des consommateurs de cannabis, en attendant que les députés votent pour le nouveau projet de loi. La présidence fait ainsi pression sur l'assemblée, la poussant à abolir dans le nouveau texte de loi la peine d'emprisonnement. Ce qu'il faudrait maintenant, c'est que les élus suivent. Et s'ils votaient contre ? Et s'ils choisissaient malgré tout de garder la sanction privative ? Les efforts et les espoirs d'une société civile qui s'est mobilisée sans relâche, tomberaient à l'eau, mais surtout c'est la parole du chef de l'Etat qui serait mise en cause…
En attendant, les députés ne semblent pas pressés de voter cette loi en dépit de la mobilisation générale. C'est que le conservatisme a la vie dure. Entre temps, la loi 52, c'est des milliers de jeunes et de moins jeunes emprisonnés pour un brin de fumette. C'est des milliers de vies brisées, d'espoirs et d'avenirs relégués aux oubliettes. C'est des milliers de familles touchées, parce qu'un enfant, un frère, un cousin ou un père s'est retrouvé en prison comme un vulgaire criminel, pour un joint.