Le verdict prononcé, en fin de semaine passée, dans l'affaire des concerts Mariah Carey qui remonte à 2006, soit depuis onze ans, continue à susciter une vaste polémique dans le pays, aussi bien sur la toile que parmi la classe politique et autres personnalités du monde de la culture, des médias et même des droits de l'Homme.
Le verdict consiste en la condamnation par le Tribunal de première instance de Tunis à six ans de prison ferme avec exécution immédiate de trois anciens ministres sous le régime de Ben Ali, en l'occurrence Tijani Haddad, Kamel Haj Sassi et Samira Belhaj Khayach. L'accusation porte sur le fait que les recettes des concerts de Mariah Carey, qui devaient aller au défunt fonds 26/26, donc exonérées de taxes, seraient parties dans les caisses de la société organisatrice appartenant à Imed Trabelsi, neveu de Leïla Trabelsi. D'où le procès et le tollé quasi-général qu'il a soulevé.
Il faut dire aussi que l'affaire semblait tellement banale et ne portait pas vraiment sur de gros sous, que personne ne s'attendait à un jugement aussi sévère. D'où la surprise générale qu'il a suscitée. Les trois anciens ministres ont écopé de la même peine que l'ancien président Ben Ali et Imed Trabelsi (il aura 5 ans de plus pour falsification de documents), ce dernier étant présumé accusé direct et principal.
En effet, les Kamel Sassi, Tijani Haddad et Samira Khayach n'ont pas tiré de profit matériel direct de cette affaire, d'où les interrogations légitimes sur le pourquoi de cette sentence maximale qui semble être assortie de circonstances aggravantes puisque la condamnation à la prison ferme est accompagnée d'un effet immédiat, appliqué, généralement et en principe pour les « criminels dangereux qu'on tient à placer sous les verrous en attendant un éventuel recours en appel ».
Or, dans le cas d'espèce, les trois ministres en question ont comparu en état de liberté et, avant le procès, jouissaient d'une liberté de mouvement et de voyage. L'un d'eux, du moins, en l'occurrence Tijani Haddad, a été élu en 2016 à Malte en tant que vice-président de la Fondation méditerranéenne du tourisme. Il a été, également, reconduit à la tête de la Fédération internationale des journalistes et écrivains de tourisme (FIJET) en 2012 en Egypte pour quatre nouvelles années sachant qu'il occupait ce poste depuis 1996. Sans oublier qu'il est conseiller spécial auprès de l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) dont il a présidé le conseil exécutif pendant deux années consécutives.
Quant à Kamel Haj Sassi, il y a unanimité quant à sa droiture, sa bonne morale et sa compétence, reconnues par tous ceux qui l'ont connu de près. Autre point. Personne ne sait exactement ce qu'il y a dans les documents du dossier pour provoquer une telle sévérité des juges dont certains statueraient selon leurs orientations politiques. Et comme il s'agit de personnalités nationales, l'opinion publique est en droit de savoir tous les détails sur les tenants et les aboutissants de l'affaire.
Cette condamnation a, donc, suscité les plus vives critiques chez les partis politiques et les personnalités nationales. Parmi eux, Elie Trabelsi, militant tunisien de la communauté juive de Djerba qui avait indiqué que «la magistrature tunisienne semble influencée par ce qui se passe en France et les accusations lancées contre François Fillon qu'on veut éliminer de la course à la présidentielle au profit de l'extrême droite ». Il ajoute que « la réconciliation nationale en Tunisie ne peut se faire avec l'existence de certains mercenaires, car nous les jeunes, voulons tourner la page et en entamer une nouvelle avec un sang nouveau, loin de la haine »… L'homme de culture, Raja Farhat, a pour sa part écrit qu'il y a « une quasi-unanimité pour déplorer la condamnation injuste de Kamel Haj Sassi, fonctionnaire intègre, et respectueux des autres ». Quant à Mounir Charfi, militant des droits de l'Homme, a indiqué , « qu'il ne discute pas le verdict dans le sens où s'ils ont commis des méfaits, ils doivent payer, mais qu'il était sûr que Kamel et Tijani ne sont pas corrompus dans le sens où ils n'ont pas été condamnés pour détournement de fonds ou pour avoir bénéficié des deniers publics tout en précisant qu'il ne connaissait pas Samira Khayach… ». L'universitaire Olfa Youssef a apporté, également, sa voix pour condamner le verdict prononcé hier contre trois ministres de Ben Ali. « Normal qu'on vous jette en prison. Vous qui n'avez pas volé un milliard de dons chinois, qui n'avez pas été financé par des pays étrangers, qui n'avez pas vendu votre pays au Qatar et à la Turquie, qui ne vous êtes pas inclinés devant l'Allemagne et le Fonds monétaire international et qui n'avez pas commandité des exécutions. Vous avez été un homme et aujourd'hui c'est l'ère des scélérats ».
Des partis politiques se sont, aussi, prononcé sur cette affaire. On citera, entre autre, le Mouvement du Projet pour la Tunisie (MPT), qui s'est dit étonné par le jugement. Le MPT « qui tient à consacrer l'indépendance de la justice », a exprimé son inquiétude de voir la justice instrumentalisée à des fins de règlement de comptes politiques. Il a appelé le gouvernement à honorer ses engagements pour ce qui est de la lutte contre la corruption et « à ne pas recourir à de spectaculaires traitements de certains dossiers juste pour dissimuler son incapacité à éradiquer la corruption qui ravage le pays ». Afek Tounes a indiqué, quant à lui, qu'il suit "les procès impliquant des hauts cadres ayant servi l'Etat sans réaliser des profits personnels" et que sans vouloir empiéter sur l'indépendance de la magistrature, estime que "le processus de la justice transitionnelle a dévié de ses nobles objectifs tout en menaçant l'unité nationale". Le parti conclut en lançant un appel à élaborer un projet de loi instituant la cessation des poursuites judiciaires à l'encontre des commis de l'Etat pour des faits perpétrés lors de l'accomplissement de leurs missions sous l'ancien régime, exceptés les faits portant sur la corruption ou le détournement des deniers publics.
Mais le plus concret est venu de la part d'une commission indépendante d'avocats qui a été constituée, samedi 4 mars 2017, afin de réexaminer les condamnations prononcées à l'encontre des trois anciens ministres. « La commission considère, de premier abord, qu'il s'agit d'une condamnation politique qui doit être rectifiée pour rétablir la vérité » précise, l'avocat Hechmi Mahjoub, dans un post publié sur les réseaux sociaux.
Force est de constater que ce verdict n'a pas laissé indifférent la majorité de la classe politique. Ce qui nous pousse à se poser la question sur l'intérêt d'avoir une justice transitionnelle qui aurait pu trancher sur cette affaire.