Cela devient une coutume, le mois de janvier rime en Tunisie avec émeutes, manifestations, révoltes… L'année 2018 n'a pas fait exception et, il faut l'avouer, le gouvernement actuel a donné le bâton à ses adversaires pour se faire battre. Avec un peu de cynisme, on peut dire « bien fait pour sa gueule, on l'a prévenu ». Depuis le mois de septembre, médias, partis de l'opposition, UGTT et Utica le préviennent pour revenir en arrière sur certains articles de cette Loi qui va rajouter des problèmes à ceux existants. Sourd et têtu ou désabusé et incapable de réformer, le gouvernement a fait passer en force sa loi contre vents et marées. Il s'est mis à dos le patronat et les syndicats, il n'a pu ménager aucune partie pour la défendre face aux attaques et justifier ses choix. Au mois de septembre, ici même, la chronique s'intitulait : « A force d'imposition, les riches ne seront plus riches et les pauvres resteront pauvres ». Au mois d'octobre, la chronique s'intitulait : « La loi de finances pour payer les amnistiés et les sitinneurs ». L'avertissement des médias était inaudible, surtout que le patronat ne frappait pas du tout du poing sur la table. En novembre, on écrivait : « Tant que le patronat est lâche, le gouvernement fait ce qu'il veut ! ». Il est vrai que les différents gouvernements qui passaient avaient plus peur des syndicats que du patronat. « Coq devant l'Utica, poule mouillée devant l'UGTT », écrivions-nous en novembre. Après la pédagogie et les rappels de ce qui a été fait, Wided Bouchamaoui a tenté de montrer ce dont le patronat est capable de faire. Dès le mois d'octobre, elle menace de quitter l'Accord de Carthage si le gouvernement ne révise pas sa copie de la Loi de finances. Elle menace d'observer des grèves et de fermer des entreprises puisque la Loi en question menace la pérennité même des entreprises. Le gouvernement, qui dit ne pas travailler sous la menace, l'a envoyé balader. « N'attendez plus de nous des investissements », a répliqué en décembre et en dernier lieu la patronne des patrons.
Dès lors, on pourrait croire que le gouvernement de Youssef Chahed est un gouvernement de gauche qui ne pense qu'aux pauvres, veut pérenniser l'assistanat, éterniser la compensation et créer des mécanismes pour que les pauvres s'enrichissent et les riches s'appauvrissent. Que nenni ! Ce gouvernement est hybride, il n'est ni de gauche, ni de droite. Ni islamiste, ni laïc. Ni socialiste, ni libéral. Ni jeune, ni vieux. Ni révolutionnaire, ni RCDiste. Il s'est débrouillé pour se créer des ennemis de toutes parts. Il voulait satisfaire tout le monde et tout le monde est sorti mécontent. Un peu comme notre constitution de 2014 qui ne ressemble à rien. Jugeons-en par les faits. Il voulait alléger les impôts pour les exportateurs et le voilà à la fois sur la liste noire des Européens qui nous classent parmi les paradis fiscaux, épinglé par les entreprises qui critiquent la forte imposition injuste qu'elles subissent et faisant face à des manifestations sociales qui lui reprochent de ménager les riches et de taper sur les pauvres. Les Européens nous ont tourné le dos, les Turcs nous font du Rabi3a à Carthage et les Emiratis interdisent nos femmes de voyager chez eux. Après les manifs, il fait machine arrière et adopte le programme de l'extrême gauche en décidant des augmentations et des primes aux plus démunis. En l'absence d'un plan de développement clair, d'expliquer aux gens où l'on va aller et comment on va atteindre cet objectif, le résultat naturel est celui-là : personne n'est content !
Ce que ce gouvernement doit comprendre, tout comme ses prédécesseurs et ses successeurs, c'est qu'il doit cesser de chercher à réinventer l'eau chaude et de chercher à bananer la population avec des méthodes archaïques. Il faut adopter les solutions qui ont marché ailleurs et elles ne sont pas 36.000. La première chose est de s'identifier soi-même et d'identifier ses objectifs avec des termes clairs qui ne souffrent pas d'ambiguïtés. Es-tu de droite ou de gauche ? Laïc ou islamiste ? Social ou libéral ? Pour une économie ouverte ou protectionniste ? En faisant le grand écart, comme il le fait, on ne peut que l'enfoncer. Une fois identifié et les objectifs dévoilés, le gouvernement doit établir une stratégie claire de communication pour expliquer aux gens qui on est, ce qu'on veut et comment on va atteindre ce qu'on veut. Dites aux gens, longtemps à l'avance, que le 1er janvier on va augmenter les prix du carburant pour qu'ils s'y préparent psychologiquement ! Dites leur qu'on veut une économie ouverte parce que cela nous permet d'accéder aux marchés ! Annonçons-leur plusieurs mois à l'avance qu'il y aura une hausse de 1 point dans la TVA, les cosmétiques, le tabac, l'alcool etc. !
Or, comme lors des cinq dernières décennies, le gouvernement surprend la population par ses décisions impopulaires, sans se donner le temps de leur expliquer les raisons de ces décisions et sans leur donner le temps de les digérer. Il s'agit de techniques basiques de communication appliquées partout dans le monde. Cela ne va pas empêcher les manifestations, mais cela va les réduire et lancer un débat public sur le plan de développement qu'on veut. C'est par de pareilles techniques de communication et par un tel débat, qui s'étale dans le temps et ne soit pas restreint aux seules semaines de la discussion budgétaire, que l'on peut convaincre (ou pas) le peuple de sa politique. C'est ce même peuple qui aura, suite à un tel débat, la conscience qu'il doit lui-même lutter contre le commerce informel, contre les professions spécialisées dans l'évasion fiscale, produire suffisamment, travailler pleinement, etc. Or, au vu des débats des dernières semaines, on voit bien que les gens ne sont pas convaincus par la politique du gouvernement et ne le croient pas quand il leur dit qu'il n'a pas les moyens. Le Tunisien a le chic d'être paresseux, de réclamer une augmentation de salaire, de faire la séance unique l'été et le ramadan, d'exiger un service public nickel et de refuser, en même temps, qu'on lui augmente les prix, les taxes et les impôts. Pour convaincre le peuple que ceci est tout simplement impossible, il faut l'impliquer dans le débat public et la chose publique avec une stratégie de communication adéquate. Je ne dis pas qu'une telle stratégie va faire éviter toute manifestation de colère, loin de là, mais on ne peut pas parler de sujets si délicats et complexes en l'espace de quelques jours où les esprits sont chauffés et les nerfs à bloc. Les différentes augmentations décidées par la dernière LF auraient été planifiées pour le 1er juillet (au lieu du 1er janvier), on n'aurait pas eu de manifestations maintenant et on aurait eu six mois pour débattre du pour et du contre de chacune de ces décisions.