Au jeune homme accusé de « crime impardonnable » par le ministre des Domaines de l'Etat, pour avoir crié « Vive la France ! » sur le passage du président Macron dans la Médina, je décerne le prix d'honneur du genre humain. Ce badaud ordinaire, ce citoyen civilisé sait la différence entre chauvinisme et patriotisme. Car si Vive la France est un crime, faudrait-il clamer Mort à la France pour incarner l'honneur ? Qu'aura fait la Révolution, si on en reste au vieux ressentiment anti-colonial ? Sommes-nous encore des colonisés hargneux ? Avons-nous toujours besoin de nous exciter contre l'étranger, au lieu de comprendre le désamour qui frappe des franges entières de la société à l'égard de leur pays ? Les autres sont-ils toujours la cause de nos maux, qu'il faille détourner l'attention sur eux pour éviter de regarder en nous la béance de nos failles ?
Le lyrisme patriote est facile quand le fastede notre position gomme les souffrances quotidiennes ; quand on distribue autant de leçons de morale que l'on obtient de grâces officielles, tandis que la masse disgraciée n'a qu'un rêve au cur, l'exil. Que signifie patrie quand elle jette des milliers de fuyards sur des barques dantesques, au péril de leur vie ? Quand l'exode de leur mort en mer reste sourd aux sirènes du patriotisme ? De ce cauchemar, les ministres super-nationalistes sont protégés, eux qui sillonnent le monde avec un laissez-passer de rêve : le passeport diplomatique. Qu'ils renoncent aux voyages, comme la majorité qui en est privée, et l'air de la patrie leur deviendra vite irrespirable ! Qu'ils fassent mieux : qu'ils cessent de parler français ; qu'ils troquent la médecine française contre les herbes des guérisseurs ; qu'ils refusent de voler dans lesAirbus français ; qu'ils rayent les droits de l'homme de la Constitution, car c'est un crime d'emprunt ; qu'ils rejettent les aides de la France, car le trésor de leur patrie leur suffit.
La surenchère nationale est aisée dans les hauteurs, quand on jouit de prérogatives, quand on circule dans des limousines éclaboussant les arrêts de bus où piétine une foule crottée, quand un simple téléphone exauce sa volonté, pendant que le citoyen s'essouffle de guichet en guichet à la poursuite d'un cachet improbable pour son gagne-pain. Notre amour de la patrie augmente quand la porte capitonnée de notre bureau glisse sous nos aises le confort de l'assise.Tandis que la patrie n'est qu'un sol rugueux pour le pauvre hère qui bat le pavé en maudissant le pays qui a fait de lui un apatride.
Comme la patrie est douce aux petits princes de la politique comblés de faveurs, comme elle est dure et ingrate aux exclus, aux inférieurs, aux subalternes qui n'en connaissent que la privation. Aux uns, la nation fait fleurir le teint, briller le front, et chatoyer la cravate. Aux autres, elle creuse les traits, enfonce les yeux, et noircit le col. Pour certains, la nation a l'épaisseur d'un portefeuille ministériel qui renfloue leur nationalisme, pour les autres elle est une pièce trouée au fond d'une poche usée, qui décharne leur nationalisme.
Non, Vive la France est un cri du cur qui n'a rien à voir avec l'anti-patriotisme. C'est un patriotisme moins mesquin, plus noble, un élan d'hospitalité envers la France, un appel enthousiaste au monde, à la patrie humaine. L'ultra-nationalisme n'est pas loin du fanatisme. Des relents xénophobes peuvent se cacher sous le torse bombé de l'orgueil « national », dont on sait de quels fascismes il a dévasté l'histoire. N'oublions pas que la propagande contre la langue française en Algérie avait préparé la persécution et le massacre des intellectuels francophones, eux qui s'étaient admirablement servi du français pour gagner l'Indépendance.
D'ailleurs les réactions à ce propos ministériel ont unanimement blâmé le ministre et pris la défense de leur concitoyen. Ce jeune inconnu a paru plus patriote que son professeur de patrie. Vive la France a éclaté en protestation unanime dans les commentaires. Ce bon sens commun, George Orwell l'appelle common decency, « la décence des gens ordinaires ». La décence commune est une valeur spontanée de l'homme ordinaire, à mille lieues des constructions artificielles et des émotions d'emprunt. Orwell dit que les gens ordinaires restent fidèles à leur code moral, contre « la domination des intellectuels déclassés qui ont pris le pouvoir ».
Les ligues de vertu patriotique ne sont pas du ressort des domaines de l'Etat. Par contre ce qui l'est, c'est de rendre ces domaines aussi verdoyants que possible, que la terre y soit cultivée, que l'herbe y croisse en splendeur, que la fange des jardins publics laisse place aux massifs embaumés, que les égouts soient réparés, les trottoirs pavés, les bâtiments retapés ;que les routes, les voies ferrées, les rivages, les cours d'eau, les marchés y dessinent le paysage de la vie bonne, afin que nos enfants s'y ébattent dans la lumière d'un royaume. Quand un jour, à l'autre bout de la terre, quelque malheureux migrant en quête d'un refuge dira, à propos de la Tunisie : « Tiens, là-bas, il y a un petit coin de terre idéal qui m'appelle, une lueur de beauté et de bonheur qui me fait signe !» ; quand des étrangers crieront sur le passage de nos hommes politiques « Vive la Tunisie ! », quand les domaines de l'Etat auront l'aspect riant d'une demeure vivable pour tous, alors cette terre promise que personne ne fuira plus, méritera le nom de patrie.