La présidentielle de 2019 va rester dans les annales avec ce score de 72,71% obtenu par le nouveau président de la République Kaïs Saïed. Plus de deux millions d'électeurs (2.777.931) ont voté pour lui sur un total de presque 4 millions (3.892.085) qui sont allés aux urnes ce dimanche. C'est à inscrire parmi les records du monde démocratique. Quand on a près de trois millions d'électeurs, on ne peut qu'imposer le respect de tous et le silence (au moins provisoire) des nabarras (dénigreurs). Un temps d'arrêt pour tous, car la claque donnée hier par Kaïs Saïed et ses trois millions d'électeurs n'est pas uniquement destinée à Nabil Karoui, loin s'en faut. Elle est d'abord donnée aux quatre millions de Tunisiens inscrits et qui n'ont pas voté pour lui et parmi lesquels on trouve un million (1.042.894) de Tunisiens qui ont voté pour son adversaire du 2ème tour. Elle est aussi donnée aux 24 autres candidats allant de Abdelfattah Mourou (3ème) à Hamma Hammami en passant par Seïf Eddine Makhlouf, Lotfi Mraïhi, Mehdi Jomâa, Saïd Aïdi et Youssef Chahed, chef du gouvernement sortant. Sans oublier bien entendu Moncef Marzouki, l'ancien président de la République autoproclamé président du peuple et de la classe populaire qui a difficilement réussi à collecter 100.000 voix. Elle est également donnée à tous les médias qui ont soutenu un des 25 autres candidats du 1er tour et se sont opposés à lui au second tour (dont Business News). Elle est surtout donnée à tous ces hommes d'affaires et ces richards qui pensent que l'on peut devenir président de la République en allongeant de grosses sommes d'argent. Kaïs Saïed va devenir un modèle curieux et intéressant à analyser pour les politologues du monde entier, comment on peut réussir son élection sans un sou. Il a même refusé de recevoir l'argent public destiné à financer sa campagne, son droit absolu pourtant. C'est tout ce beau monde qui a reçu une claque ce dimanche 13 octobre et ça ne fait pas peu. Ça fait même un peu trop, car on parle là de la majorité dite silencieuse du peuple tunisien (sept millions d'inscrits, c'est supérieur aux trois millions qui ont voté pour M. Saïed), de cette partie du peuple qui s'auto-classe parmi l'élite intellectuelle et politique, de cette partie du peuple qui a de l'argent, beaucoup d'argent et de cette partie du peuple en âge de voter, mais non-inscrite. Que tout ce beau monde qui n'a pas voté Kaïs Saïed le veuille ou pas, Kaïs Saïed est désormais le président de la République, le président de tous les Tunisiens et, techniquement parlant dans le jargon politique classique (même si c'est faux), le président élu par trois Tunisiens sur quatre. C'est tout ce beau monde qui est aujourd'hui invité au silence. Un léger temps de silence. Une petite pause de réflexion et d'autocritique imposée par la claque qu'il a (qu'on a) prise. C'est une question de dignité et de savoir-vivre quand vous recevez une claque par plus fort que vous, vous ne gesticulez pas, vous ne bougez pas, vous n'insultez pas, vous ne dénigrez pas, vous vous taisez et vous partez loin réfléchir sur votre sort et sur la suite à donner ! Charité bien ordonnée commence par soi-même, avons-nous, nous autres médias, et ici à Business News, saisi la claque donnée par Kaïs Saïed et le message envoyé par ses près de trois millions d'électeurs ? Ce qui est intéressant à relever, c'est que ce message n'est pas une première. Nous avons reçu le même en janvier 2011 et une autre fois en octobre 2011. Pour nous donner bonne conscience et trouver une justification au séisme de l'époque, nous avions dit « ce sont les islamistes » qui ont mobilisé leurs forces, ce sont ces « populistes » mégalomanes qui ont menti sur leur parcours et se sont inventé du militantisme de toutes pièces qui ont trompé les Tunisiens, c'est l'argent sale venu du Qatar et de Turquie…. Ça c'était en 2011 et c'était vrai, au moins en partie. Mais que peut-on dire en 2019 avec ces 2,78 millions d'électeurs qui ne sont pas tous des islamistes (loin s'en faut, ces derniers sont à tout casser 600.000 entre Ennahdha et Karama) et ce ne sont pas tous des populistes (loin s'en faut, ils sont de 500.000 au maximum) ?
Ce qu'il faudrait peut-être rappeler aux lecteurs, au public et au peuple, c'est qu'un média n'est ni une entreprise comme les autres, ni une société de services classique. Un média, un journaliste est une idée de société, un projet de société, un modèle de société. A chacun ses repères, à chacun son modèle, il y a ceux qui veulent que la société tunisienne ressemble à l'Union soviétique, ceux qui veulent qu'elle ressemble au Qatar, d'autres à la Syrie ou à l'Irak (d'avant-guerres), d'autres à l'Afghanistan, d'autres à la France ou l'Europe du sud, d'autres à la Suède ou l'Europe du nord et d'autres aux Etats-Unis. Il y a ceux qui veulent figer la société tunisienne dans son identité arabe avec pour objectif principal la libération de la Palestine ; ceux qui veulent la figer dans son identité islamique avec pour objectif l'instauration de la chariâa ; et ceux qui veulent la voir moderne et progressiste avec son identité méditerranéenne. C'est-à-dire que la Tunisie est aussi arabe qu'occidentale (on fait bien partie du Maghreb qui veut dire Occident), aussi musulmane que laïque et aussi conservatrice que progressiste. Business News s'inscrit dans cette dernière mouvance et il ne saurait en être autrement. Quand bien même Kaïs Saïed soit élu à 99% des voix, quand bien même Safi Saïd soit élu à 99%, quand bien même Rached Ghannouchi soit élu à 99%, Business News ne va pas changer de modèle et de vision parce que le peuple a voté pour untel dont la vision est différente de la sienne. Dans ce modèle de société à l'identité méditerranéenne à la fois islamique et laïque, occidentale et orientale, nous défendons à Business News, des valeurs universelles dont en premier lieu la justice, la démocratie et les libertés. Toutes les libertés, y compris celles honnies par les islamistes et les conservateurs. Ce qui est valable pour Business News l'est également pour Nessma, Attessia, El Hiwar Ettounsi, Mosaïque FM, Le Maghreb, Acharâa el Magharibi, Zitouna TV, Zitouna FM, Erraï El Aâm, Babnet et tous les autres médias privés indépendants qui ont le libre choix de leur ligne éditoriale. Et c'est affligeant de voir hier soir nos confrères et amis Maya Ksouri et Lotfi Laâmari lynchés sur les réseaux, juste parce qu'ils ont des idées différentes que celles des 72% ayant élu Kaïs Saïed. Tout aussi affligeant de voir les agressions subies par de jeunes reporters de terrain, juste parce qu'ils appartiennent à une chaîne TV à la ligne éditoriale différente. Oui, c'est affligeant, car une partie (infime) de ces 72% n'a pas compris ce qu'est la liberté d'expression et ce qu'est le rôle d'un journaliste. Un journaliste n'est pas neutre et il n'a pas à l'être. S'il veut se placer du côté de la pensée collective, c'est son choix, ce n'est pas son devoir. Mais s'il a envie d'être marginal et s'il a une pensée différente, c'est son choix aussi et c'est un devoir que de respecter ce choix. Il n'oblige personne à le lire, à le suivre. Un journaliste n'est pas plus intelligent que les autres (même s'il peut l'être), mais il n'est pas, non plus, plus bête que les autres (même s'il peut l'être). Il n'est pas plus patriote que les autres pour donner des leçons de patriotisme au public, mais il n'est pas, non plus, moins patriote pour en recevoir.
Alors, oui, nous avons bien entendu le message envoyé hier par les trois millions d'électeurs. Oui, nous l'avons bien entendu et il ne tombera certainement pas dans l'oreille d'un sourd. Sauf que non, nous n'allons pas suivre, à Business News, cette mouvance populaire ou populiste ou ce que vous voulez. Nous n'avons pas à la suivre, car nous ne voulons pas d'une société tunisienne dont la priorité principale est la libération de la Palestine et dont le programme de son président de la République se résume en un sondage sur les choix du peuple. Donc si le peuple veut une société afghanisée ou soviétisée, ce président va la suivre, c'est ça ? Et si ce peuple veut continuer à bénéficier de l'assistanat à outrance, il va la suivre aussi ? Eh ben non, ce sera sans nous, sans notre complicité ! Ce n'est ni de l'élitisme, ni du snobisme, ni de la suffisance, ni de l'arrogance, c'est juste une vision de notre Tunisie que nous défendons. Que ceux qui partagent avec nous cette vision de la Tunisie et ces valeurs nous suivent ! Les autres trouveront certainement leur bonheur dans d'autres médias. La liberté d'expression reste un grand acquis de la révolution et elle offre une extraordinaire variété de supports. Nous restons en revanche ouverts aux opinions multiples avec cette rubrique « commentaires » (rare dans nos médias) dans notre journal et dans nos pages Facebook ou notre rubrique « tribunes » où des opinions différentes s'expriment tant que la loi est respectée. C'est là une preuve, si besoin est, que nous défendons la liberté d'expression et qu'on se bat pour que nos lecteurs puissent dire des choses avec lesquelles nous ne sommes pas toujours d'accord.