Les partis qui devaient composer le gouvernement de Habib Jamli sont désormais connus. Après de longues négociations, on avait annoncé Ennahdha, Echaâb, Tahya Tounes et Attayar comme ceux qui formeront la prochaine coalition, censée soutenir le nouveau chef du gouvernement. Attayar et Echaâb viennent d'annoncer aujourd'hui qu'ils se retiraient officiellement de la course. Mais est-il possible de faire confiance à ces partis ? Rien n'est moins sûr. Entre le résultat des élections et celui des négociations, le chemin a été long et tortueux. De grands efforts ont été déployés pour pervertir la volonté des électeurs et transformer une légitimité relative en postes au gouvernement. Sous le sacrosaint prétexte de l'intérêt national, quatre partis se sont mis d'accord pour former le prochain gouvernement dans l'optique étroite et court-termiste d'obtenir la confiance du Parlement. Arithmétiquement, cela ne va pas présenter de grande difficulté. Les quatre partis concernés par cette alliance devraient garantir 105 voix venant de leurs propres blocs en plus de celles d'indépendants et d'autres blocs parlementaires. Le problème se trouve cependant dans l'homogénéité de cette alliance qui jure avec les positions récentes des différents partis. Après les élections, tous les partis ont affirmé avoir capté le message de colère des électeurs. A la vue des derniers développements cela s'avère faux.
Ennahdha : Parler de confiance en évoquant le parti Ennahdha est assez risqué tant ce parti et ses dirigeants ont multiplié les pirouettes et les manœuvres. Cela a commencé par l'élection de Rached Ghannouchi en tant que président de l'Assemblée pour se poursuivre au niveau des négociations autour du gouvernement. La coalition Al Karama qui s'est naïvement jetée dans les bras d'Ennahdha se retrouve aujourd'hui sur la touche. D'un autre côté, Ennahdha a longuement manœuvré pour faire en sorte que les partis Attayar et Echaâb portent le chapeau du retard dans la constitution de ce gouvernement. Il est également connu que le parti islamiste a prévu un plan B en tenant des pourparlers parallèles avec notamment Qalb Tounes. Le parti de Rached Ghannouchi avait également affirmé que le gouvernement serait constitué par des partis « révolutionnaires », ce qui soulève des interrogations sur la présence de Tahya Tounes dans cette équipe. Il est également utile de rappeler que le parti Ennahdha est le seul qui ait gouverné depuis 2011, avec les résultats que l'on connait. Le mot trahison est lancé, dimanche, par Noureddine Bhiri contre Attayar et Echaâb après leur retrait "définitif" des concertations. A la vue du processus de constitution du gouvernement et de ses résultats, les raisons évoquées par Zied Laâdhari avant sa démission de son poste de secrétaire général d'Ennahdha prennent tout leur sens. Notons également que le prochain congrès d'Ennahdha doit se tenir en mai 2020, les résultats obtenus par ce gouvernement feront assurément partie des armes qui seront utilisées contre Rached Ghannouchi.
Attayar : Le 6 décembre 2019, Attayar annonçait dans une conférence de presse qu'il ne participerait pas au gouvernement de Habib Jamli. Une position qu'il confirme aujourd'hui dimanche 22 décembre. En effet, le parti de Mohamed Abbou affirme qu'il sera dans les rangs d'une opposition "intègre, sérieuse et responsable". Mais avant de parvenir à cette position de principe, il y a eu beaucoup de tractations en à peine quinze jours. Le parti a bien manœuvré pour obtenir les portefeuilles qu'il souhaitait. Au départ, ils ont demandé les ministères de l'Intérieur, de la Justice et de la Réforme administrative. En bout de course, le parti finit par obtenir l'accord sur le ministère de la Justice avec l'annexion de la police judiciaire, celui de la Réforme administrative et un veto sur le nom du ministère de l'Intérieur. Au final, il décide de se ranger du côté de l'opposition. Toutefois, c'est au niveau du discours que le bât blesse. Une grande partie de la campagne électorale du parti a été bâtie sur l'échec du gouvernement et sur sa faillite. Mohamed Abbou déclarait le 10 avril 2017 que Youssef Chahed était « le pire chef du gouvernement depuis la révolution ». Le chef du gouvernement sortant a même été accusé de corruption et le même Mohamed Abbou a déclaré qu'il devrait être en prison, à la place de Saber Laâjili. Le parti Attayar a également fait porter la responsabilité de l'échec du précédent gouvernement à Ennahdha qui en était partie prenante. Tout cela n'a pas empêché le parti d'envisager de s'allier avec les deux principales composantes de ce qu'il critiquait si durement. Attayar pensait pouvoir se protéger en se concentrant sur les portefeuilles qu'il a obtenu et y réaliser des avancées notoires. Mais d'un côté, lesdites avancées, si elles existent, seront difficiles à percevoir pour l'opinion publique et donc, leur bénéfice politique le sera également. D'un autre côté, il faudra partager ces succès avec les autres composantes du gouvernement et les « offrir » politiquement à Ennahdha. Quoi qu'il en soit, la décision d'Attayar de se ranger du côté de l'opposition peut dans un moment rassurer ses électeurs...mais ce n'est peut-être que temporaire.
Echaâb : C'est Mohamed Brahmi qui doit se retourner dans sa tombe. Le membre historique du mouvement Ehcaâb, lâchement assassiné devant chez lui le 25 juillet 2013, n'aurait certainement pas approuvé la démarche de son parti, d'autant que c'est Ennahdha qui avait été accusé d'être derrière l'assassinat. Mais beaucoup d'eau semble avoir coulé sous les ponts depuis 2013. Le mouvement Echaâb a étroitement coordonné avec Attayar dans les négociations autour de la constitution du gouvernement. En faisant son entrée, le parti fera-t-il des concessions concernant son idéologie panarabe et socialiste ? Cela semble être un préalable essentiel pour envisager de travailler avec Ennahdha et Tahya Tounes, notamment. Par ailleurs, le mouvement Echaâb a longtemps affirmé qu'il n'avait pas l'ambition d'obtenir des portefeuilles ministériels et qu'il s'intéresse uniquement au programme qui sera mis en place et appliqué par le gouvernement. Toutefois, le communiqué publié par l'équipe de Habib Jamli vient démentir cette information puisqu'il a été question, dans la réunion du 20 décembre 2019, du nombre de portefeuilles ministériels que chaque parti souhaite obtenir. Finalement, Echaâb se rangera du côté d'Attayar et quittera les négociations affirmant que l'offre qui lui a été présentée par Jamli ne répondait pas à ses aspirations.
Tahya Tounes : « On le dit et on le répète, Tahya Tounes et son président ne sont pas concernés par la formation du gouvernement », c'est ce qu'affirmait avec véhémence le secrétaire général de Tahya Tounes, Selim Azzabi, le 19 octobre 2019. Encore une fois, la réalité n'a rien à voir avec les déclarations des dirigeants de ce parti. Ils disaient qu'au vu des résultats obtenus aux élections législatives, le positionnement naturel de Tahya Tounes était l'opposition. Mais il s'est avéré que ce n'est qu'un mensonge de plus. Toutefois, il est naturel que Tahya Tounes participe au gouvernement car le pouvoir, même insignifiant, est le seul ciment qui pourra maintenir un tant soit peu cet organe. La fragilité des structures et l'absence de toute conviction ou croyance auraient eu raison de Tahya Tounes si celui-ci était cantonné à être dans l'opposition. D'un autre côté, Tahya tounes et Youssef Chahed représentent la perversion de ce système politique qu'ils ont eux-mêmes longtemps critiqué. C'est Youssef Chahed et son gouvernement qui ont été sanctionnés et punis par les électeurs, particulièrement lors de l'élection présidentielle. Cela n'empêche pas de les voir de retour aux commandes dans le cadre d'un arrangement ourdi par Ennahdha, avec la complicité de Habib Jamli. Dans son interview du 18 décembre 2019, interrogé à propos d'Ennahdha, Youssef Chahed, président de Tahya Tounes et chef du gouvernement sortant, a déclaré qu'il avait été obligé de composer avec le consensus mis en place par feu Béji Caïd Essebsi. Aujourd'hui, c'est bien par choix que Tahya Tounes et son président font alliance avec Ennahdha, leur soutien de toujours, et avec deux partis qui les ont traités de tous les noms durant des mois.