Cent jours se sont écoulés depuis l'investiture de Kaïs Saïed, le chef de l'Etat indépendant élu avec 72,71% des suffrages. Bien que quelques mois ne suffisent visiblement pas à évaluer une performance qui se manifestera pendant les cinq ans à venir, cette période est susceptible d'annoncer la couleur du mandat présidentiel et de donner un aperçu de la ligne de conduite de Kaïs Saïed. Après l'achèvement des délais constitutionnels en rapport avec la vacance définitive du poste du chef de l'Etat et la fin de l'intérim de Mohamed Ennaceur, c'est Kaïs Saïed qui a prêté le serment de la magistrature suprême 90 jours après le décès du chef de l'Etat, Béji Caïd Essebsi. Dans son discours prononcé sous l'hémicycle du Bardo le 23 octobre 2019, Kaïs Saïed s'est positionné en garant de l'esprit de la Révolution. Il s'est engagé, entre autres, à concrétiser les aspirations des Tunisiens à la liberté, la dignité et la justice sociale et a réitéré cet engagement lors d'un discours prononcé à l'occasion de la célébration du nouvel an de 2020.
Des revendications exprimant la volonté populaire autour de laquelle la « campagne électorale » de Kaïs Saïed a été articulée. « Je n'ai pas le droit de décevoir ces attentes », a déclaré Kaïs Saïed sauf que son bilan jusqu'à présent est loin d'être gratifiant et ce selon plusieurs acteurs sur la scène politique à l'instar du secrétaire général d'Attayar, Mohamed Abbou. En effet, M. Abbou a relevé la défaillance de Kaïs Saïed sur le plan communicationnel. Une défaillance qui se manifeste notamment par l'absence des sorties médiatiques officielles de Kaïs Saïed ainsi que de l'indisponibilité constante des services de communication de la présidence de la République. Une absence de réactivité au niveau communicationnel qui a souvent poussé les journalistes à puiser leurs informations des médias étrangers comme c'était le cas pour la visite en Algérie prévue pour le 2 février 2020 et dont l'annonce a été faite en retard par rapport aux médias algériens. Le SG d'Attayar a aussi reproché à M. Saïed son inaction en matière de politique étrangère, ce qui fait partie de ses prérogatives principales soulignant qu'il n'est pas appelé à faire des déplacements à l'intérieur du pays vu qu'il n'a aucun pouvoir sur les plans économique et social.
L'article 77 de la Constitution de 2014 stipulant que « le président de la République représente l'Etat » et que c'est à lui qu'appartient « de déterminer les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l'Etat et du territoire national des menaces intérieures et extérieures, et ce après consultation du chef du gouvernement ». M. Saïed a dû attendre au mois de janvier pour effectuer sa première visite à l'étranger. Il s'est rendu au sultanat d'Oman le 12 janvier 2020 afin de présenter les condoléances de la Tunisie suite au décès du sultan Kabous Ben Saïd. Il n'a reçu une personnalité étrangère de premier rang qu'au mois de décembre quand il s'est entretenu avec le président du Conseil présidentiel du gouvernement d'Union nationale reconnu par l'ONU, Fayez El Sarraj. Une entrevue qui a porté sur les relations économiques et politiques entre les deux pays ainsi que sur les questions humanitaires en suspens ayant souligné la nécessité de parvenir à une solution à la crise libyenne qui découlerait de la volonté des Libyens eux-mêmes.
Deux semaines plus tard, Kaïs Saïed s'est réuni avec les représentants du conseil suprême des tribus libyennes pour débattre d'une initiative permettant la résolution de la crise libyenne. Une entrevue venue après que le conseil ait décidé de charger le chef de l'Etat d'intervenir en urgence pour trouver une solution au conflit libyen. Ajouté à cela, la visite non annoncée du président turc Recep Tayyip Erdoğan en Tunisie le 25 décembre 2019. Une visite qui laisse entendre un parti pris pour le camp d'El Sarraj au détriment de celui du Maréchal Khalifa Haftar et qui a été fortement critiquée par certains partis politiques à l'instar de Machrouû Tounes, Afek tounes et du Parti destourien libre (PDL) ayant dénoncé l'alignement de la Tunisie dans des axes régionaux. Un alignement rompant avec six décennies de tradition diplomatique de neutralité positive et de non-ingérence dans les affaires internes des autres nations. La réponse de la présidence de la République est venue en retard attisant ces allégations. Bien que Kaïs Saïed ait déclaré que la souveraineté du pays ne sera pas atteinte et que la Tunisie ne s'alignera dans aucun axe, l'ambiguïté de la position de la Tunisie envers le conflit libyen a déjà eu un impact négatif sur l'image de la diplomatie tunisienne.
Une image qui a été ébranlée davantage lorsque la Tunisie a décliné l'invitation adressée par la chancelière allemande, Angela Merkel à Kaïs Saïed pour assister à la conférence de Berlin consacrée à la crise en Libye. Ce refus a surpris les leaders européens qui ont, par la suite, exprimé leur compréhension de la position de la Tunisie. En effet, la Tunisie a jugé que l'invitation à la conférence était « tardive » vu qu'elle était envoyée deux jours avant l'événement qui a eu lieu le 19 janvier 2020. La Tunisie a contesté, par ailleurs, « son absence des préparatifs qui ont débuté en septembre dernier malgré son attachement à être en première ligne des pays participants à la résolution de la crise libyenne ».
Kaïs Saïed est conscient que son rendement à la tête de l'Etat aussi bien que les choix qu'il a pris pendant ses cent premiers jours au pouvoir ne font pas l'unanimité. Son message adressé à ses détracteurs à l'occasion du neuvième anniversaire de la Révolution à Sidi Bouzid en était la preuve. « Je suis en train de travailler en silence en vue de réaliser les revendication des Tunisiens. Je en souhaite pas parler de mes accomplissements jusqu'à ce qu'ils se concrétisent », a-t-il précisé dans un discours livré devant les habitants de la région. Un discours alarmiste indigne d'un chef de l'Etat mais plutôt d'un révolutionnaire en colère, compte tenu des termes utilisés à l'instar de complot, manœuvres, oppression, bourreaux et tortionnaires. Evoquer, de surcroît, des complots qui se tissent tous les jours dans des chambres obscures contre la volonté du peuple a donné l'image d'un président vulnérable, dépassé, sans aucun contrôle sur les institutions de l'Etat et qui est visiblement incapable de détecter la véritable corruption pour y remédier. Cependant, la conseillère à la présidence de la République chargée de la communication, Rachida Ennaïfer a tenté d'atténuer les propos de Kaïs Saïed appelant à les contextualiser. Pour Mme Ennaïfer, le discours du chef de l'Etat était franc et spontané et les machinations relevées par Kaïs Saïed ne visaient pas sa personne mais plutôt la Tunisie car il y a un blocage au niveau des institutions de l'Etat. Un blocage dont est accusé à tort le président de la République.
Le bilan de Kaïs Saïed sera dressé lors du passage du chef de l'Etat à la télévision tunisienne ce soir du 30 janvier 2020. Le président de la République reviendra, entre autres, sur ses prérogatives constitutionnelles ainsi que sur les questions fondamentales intéressant les citoyens et la société, selon un communiqué de la télévision tunisienne. Kaïs Saïed honorera, ainsi, son engagement à revenir aux studios d'Al Wataniya pour faire le bilan des cent premiers jours de son mandat. Un engagement qu'il avait pris lors de son premier débat présidentiel télévisé, le 9 septembre 2019.