Comme ses prédécesseurs, Youssef Chahed refilera la patate chaude de son gouvernement à Elyes Fakhfakh. Si le gouvernement reçoit le vote de confiance de l'Assemblée des représentants du peuple, il héritera d'une situation économique et sociale explosive qui risque de dégénérer à tout moment. Même si certains indicateurs ont repris des couleurs, la réalité des choses est que le pays est en crise et la croissance d'à peine 0,1% au 4ème trimestre l'atteste bien. Mais ceci n'est que la partie visible de l'iceberg. Depuis la révolution, chaque gouvernement qui passe laisse à son successeur un casse-tête de problématiques sociales, budgétaires et financières. Youssef Chahed n'échappe pas à cette règle. Certes certains indicateurs sont au vert, mais la Tunisie vit un marasme économique. D'ailleurs sur l'ensemble de 2019, aucune introduction n'a été opérée sur la Bourse de Tunis et l'année boursière s'est clôturée avec une baisse de plus de 2% du Tunindex. Sur les 13 indices (secteurs et sous-secteurs), uniquement quatre indices ont réalisé une performance positive en 2019. La pression fiscale exercée n'a pas cessé d'augmenter depuis 2010 passant de 20,1% à 23,1 en 2018 puis 24,9 en 2019 et qui atteindra 25,1% en 2020. Ce qui est assez excessif et encombrant, ne permettant pas aux sociétés d'investir et de se développer. Le gouvernement tablait sur une croissance de 3,1% pour un prix de référence du baril de pétrole à 72 dollars. Or, on est très loin de ce chiffre. Sur l'ensemble de l'année 2019, l'économie a enregistré une croissance de 1% mais les résultats préliminaires indiquent que le PIB en volume a enregistré une croissance de 0,1% par rapport au 3ème trimestre 2019. Autre fait important, l'INS révise à la baisse les chiffres préliminaires pour le 3ème trimestre par rapport au 2ème trimestre 2019, la croissance devenant nulle.
Autre lourd fardeau hérité, la dette qui a littéralement explosé depuis la révolution. Pris dans l'étau des «déficits jumeaux» budgétaire et commercial, et de la très grave détérioration de son solde courant, le pays a de plus en plus besoin de recourir à des financements extérieurs. Ainsi et selon les chiffres de la Banque centrale de Tunisie (BCT), la dette extérieure totale (Etat + entreprises) a atteint plus de 78,2 milliards de dinars en 2018 (74% du PIB dont 60,21 milliards de dinars pour l'administration) et 76,97 milliards de dinars en 2019 (67,3% du PIB dont 59,4 milliards de dinars pour l'administration). Entre 2010 et 2018, la dette a augmenté de 36,6 points de pourcentage de PIB et plus de 50% de cette hausse est directement imputable à la dépréciation du dinar. Entre 2010 et 2019, la dette de l'administration dans l'ensemble de la dette extérieure est passée de 66% à 77%. Quant au service de cette dette, il a connu un bond spectaculaire à partir de 2017, avec un doublement par rapport à la moyenne 2011-2015. Côté dette publique (hors entreprises publiques et caisses sociales), elle est passée de plus 25 milliards de dinars en 2010 (40,7% du PIB) à 82,89 milliards de dinars en 2019 (75% du PIB). Autre fait inquiétant, la dette à court terme a triplé entre 2010 et 2019 passant de 7,1 milliards de dinars à 24,2 milliards de dinars (+11,6 points de pourcentage de PIB). Pour boucler le budget 2020 et honorer les salaires, subventions et divers autres charges, le gouvernement Fakhfakh devra emprunter plus de 11 milliards de dinars. Selon la Loi de finances 2020, 8,85 milliards de dinars seront levés sur le marché international et 2,4 milliards de dinars sur le marché local. Et bien sûr, tout ceci hors imprévu.
Ceci dit, le gouvernement Chahed laisse un très beau cadeau à son successeur, l'entrée en production du champ gazier Nawara. Il va permettre une augmentation de la croissance nationale d'au moins 1%, outre une baisse des importations de gaz de 30%, du déficit énergétique de 20% et du déficit commercial de 7%. Ce n'est pas tout, car il faut bien admettre que le gouvernement sortant a réussi à redresser certains indicateurs même si c'est momentané ou artificiel. Les avoirs nets en devises passent à 112 jours d'importation. La consolidation des avoirs en devises a été accompagnée par une appréciation du dinar face à l'euro et au dollar et ceci depuis mars 2019. Côté balance commerciale, le déficit est assez maitrisé en comparaison aux années passées. L'inflation est dans une tendance baissière grâce à la hausse du taux d'intérêt de 200 points de base en à peine quelques mois (avril 2018 et janvier 2019 chacun 100 points de base) pour atteindre 7,75%. La Banque centrale ayant pris des décisions douloureuses mais nécessaires, pour endiguer la hausse. Le taux chômage est en baisse passant de 15,1% au 3ème trimestre 2019 à 14,9% au 4ème trimestre 2019. En plus, il y a une reprise de la production de phosphate, même si ça reste en deçà des 8,14 millions de tonnes produites en 2010. Le mécontentement des professionnels est de plus en plus persistant. Outre le fait que les bons payeurs sont pris pour cible avec divers impôts et taxes, n'arrivant plus à joindre les deux bouts. Certains secteurs sont plus touchés que d'autres.
Même si Elyes Fakhfakh connait ces chiffres, il ne se rend pas compte de la difficulté de la tâche qui l'attend car le marathon des négociations qu'il vient de vivre n'est rien devant celui à venir. En effet, dans la note contractuelle qu'il a présentée, le candidat à la Primature mise sur la mise en place de réformes structurelles et de diverses transformations à réaliser. Au menu : transformation digitale, lutte contre l'économie de rente, instauration du développement durable, intégration de l'économie parallèle dans l'économie formelle, soutien aux PME, transformation énergétique, réforme des établissements publics stratégiques, consécration de la justice fiscale et amélioration de l'image de la Tunisie à l'échelle internationale. Parmi ses priorités, et ce dès la première année, l'amélioration du pouvoir d'achat et le contrôle des prix, la relance économique, le renflouement en ressources financières nécessaires pour 2020 et l'adoption d'une solution politique pour la crise du bassin minier. A moyen terme, il compte élaborer un «plan d'investissements stratégiques d'avenir» dans le cadre duquel le gouvernement devrait lancer des grands chantiers. Pour atteindre ses objectifs, M. Fakhfakh mise sur une approche participative et sur une assise politique pour passer les réformes structurelles douloureuses mais nécessaires. Aurait-il l'appui nécessaire ? Ce n'est pas aussi évident que ça. Même si l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) le soutient actuellement et l'a aidé à avoir l'appui de plusieurs partis politiques, ce n'est pas pour autant qu'elle soutiendra ses projets. Il y a à peine deux jours, le secrétaire général de la centrale syndicale Noureddine Taboubi a martelé : "assise politique élargie ou pas, les lourdes réformes qu'ils veulent entreprendre ne passeront pas sur les dos des travailleurs et l'UGTT est prête à se battre pour les défendre". Il faut rappeler que le sujet des entreprises est une ligne rouge et que les négociations pour la révision des accords sectoriels et les augmentations salariales devront démarrer avant fin mars 2020, continuité de l'Etat l'exige.
Les déboires d'Elyes Fakhfakh viennent à peine de commencer. Dans un pays, où on aime beaucoup critiquer mais moins travailler, la tâche s'annonce ardue.