On a souvent reproché, ici même parfois, l'absence d'audace et quelque fois d'aplomb d'Elyes Fakhfakh. Cela, depuis qu'il était ministre durant le règne de la Troïka jusqu'à sa déclaration d'investiture pour la présidence du gouvernement, en passant par la période où il négociait la formation de son gouvernement. Ce jeudi 25 juin 2020, il en a fait preuve, enfin. Il a osé décrire la réelle situation des finances publiques, ou disons plutôt, la réalité des finances de l'Etat, si tant est qu'il en ait une déjà. S'il y avait une autre couleur que le rouge pour signifier qu'on est au-delà du rouge, ce serait celle-là. La réalité, il l'a décrite en annonçant une révision à la baisse des prévisions de taux de croissance pour 2020. Ce n'est plus à un recul de 4,3% du PIB réel auquel il faudra s'attendre mais à une baisse se situant aux alentours de 7%. Et encore. Nous ne sommes qu'à la fin du premier semestre de l'année. Cette réalité, Elyes Fakhfakh l'a traduite en un manque à gagner de ressources budgétaires de 5 milliards de dinars. D'autres, Mustapha Kamel Nabli, par exemple, l'évalue à près de 6,2 milliards en estimant « tout à fait plausible que la baisse des recettes propres de l'Etat se détériorerait plus que ce que laisse prévoir l'analyse du FMI, que la croissance économique (PIB à prix constants) serait à un taux plus faible que -4,3%, et que la capacité à collecter l'impôt serait encore plus affaiblie », dans une note où l'ancien ministre du Développement et ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) expose les contraintes financières et budgétaire du gouvernement et les pistes possibles pour y faire face. A cela, il convient bien sûr de rajouter les dépenses supplémentaires pour répondre à l'impact socioéconomique de l'épidémie et que le gouvernement a évalué à environ 1,5 milliard. Sur cette base, le déficit budgétaire équivaudrait à 10% du PIB, soit 7 points de plus par rapport aux prévisions de la loi de finances 2020. Quant aux besoins de financement pour boucler le budget, ils devraient atteindre, selon Mustapha Kamel Nabli, près de 19 milliards de dinars et non plus 11,2 milliards de dinars prévus dans la loi de finances. On pourrait ajouter à cela d'autres dépenses « mal connues ». Il s'agit par exemple des arriérés de paiement des fournisseurs de l'Etat (entreprises publiques et entreprises privées confondues) qu'Elyes Fakhfakh évalue à 8 milliards de dinars. Il faut rappeler qu'on est toujours dans le scénario d'une récession de 4,3%. Maintenant, il faut imaginer la situation avec l'hypothèse de 7% ou 8% ou encore 10% de recul de croissance, comme on le prévoit déjà, ailleurs.
La réalité, c'est qu'Elyes Fakhfakh se serait largement inspiré de l'approche de M. Nabli pour envisager une sortie de crise. Dans sa note, l'ex Senior Economist à la Banque mondiale, que le gouvernement a la possibilité de boucler son budget pour 2020. Il faudrait qu'il œuvre à une mobilisation significative de dons et d'aides intérieurs et extérieurs. « Il est tout à fait possible de mobiliser un milliard de dinars de dons additionnels, les dons au Fonds 1818 en font partie », suggère-t-il. Cela réduirait déjà les besoins de financement à 18 milliards. Dans le même temps, le gouvernement a engagé une restructuration des dépenses de fonctionnement du budget qui devraient permettre des économies de 1,6 milliard de dinars par le biais d'une réduction de 1,1 milliard de dinars sur les subventions et 0,5 milliard sur les dépenses courantes de fonctionnement (arrêt des recrutements, report de primes et d'avantages de promotion…). Une autre mesure d'économie a été envisagée par le gouvernement mais qui semble ne pas avoir été retenue comme l'a recommandée Mustapha Kamel Nabli. Dans ses discussions avec le FMI, le gouvernement a indiqué qu'il aurait une réduction des dépenses d'investissement de l'ordre de 3,4 milliards de dinars par rapport à ce qui était initialement prévu par la loi de finances 2020. « Cette mesure est problématique pour deux raisons. La première est que seulement la moitié des crédits prévus dans le cadre des dépenses de capital et de développement sont effectivement des dépenses d'investissement, soit 3,3 milliards de dinars. Il est tout à fait impossible et grave si on réduisait ces dépenses à zéro». Il serait possible tout au plus de réduire ce poste budgétaire de seulement un milliard de dinars, estime-t-il. Toutes ces économies devraient encore réduire les besoins de financements de l'Etat qui ne seraient désormais que de l'ordre de 15,5 milliards de dinars environ. Il faudrait les trouver. Ce qui est loin d'être facile. Dans le contexte actuel, il n'est ni possible d'accroître la fiscalité, « ce serait contreproductif », estime Mustapha Kamel Nabli, ni d'espérer faire contribuer le secteur informel courant, constitué d'opérateurs soumis au régime forfaitaire, « la plupart de ces opérateurs sont frappés de plein fouet par la crise, et sont même devenus des bénéficiaires du soutien de l'Etat. On ne peut pas imaginer qu'il soit opportun d'essayer de les soumettre à la fiscalité ou à plus d'impôts pendant cette période », explique l'ancien gouverneur de la BCT. Un impôt sur la fortune pourrait-il faire l'affaire ? Cela nécessiterait un délai de mise en place qui ne s'accorde pas avec l'urgence actuelle et l'Etat ne dispose d'aucune base de données fiable en la matière.
Fatalement, le gouvernement devra se tourner vers l'endettement pour résoudre ses besoins de financement qui, soit dit en passant, ne concerneraient pas seulement l'année 2020 mais également l'année 2021 et 2021, au moins. Faudra-t-il suspendre ou reporter le service de la dette extérieure ? Cela ne résoudra pas totalement le problème dans la mesure où cela ne ferait économiser à l'Etat 6,6 milliards de dinars alors que ses besoins sont près de 15,5 milliards. Couvrir le solde par une mobilisation de ressources intérieures s'apparenterait à une mission impossible. L'option d'une restructuration de la dette est-elle possible ? Sauf pour la dette bilatérale. Et encore. Que reste-t-il alors comme solution ? Mustapha Kamel Nabli propose que pour honorer au moins le service de la dette évalué à 4,8 milliards de dinars et couvrir une partie des besoins financement fixés à 3,2 milliards de dinars, soit l'équivalent de 3 milliards de dollars, « il existe déjà 1,5 milliard de dollars de financement identifiés pour 2020 (dont le prêt du FMI de 753 millions de dollars). Il resterait à mobiliser autour de 1,5 milliard de dollars. Ceci devrait être réalisable », estime-t-il. A supposer que cette objectif soit atteint, il resterait à trouver 7,5 milliards de dinars. L'Etat a déjà emprunté auprès des banques sous la formule d'emprunts syndiqués un peu plus de 2,6 milliards (en dollars et en euros). De plus, il a la possibilité, comme il l'a fait ces dernières années, de renouveler les bons du Trésor arrivés à maturité (2,2 milliards de dinars en 2020). Cela étant, il ne lui restera plus que 2,7 milliards de dinars pour boucler son budget : 1,2 milliard de dinars seraient collectés par un emprunt additionnel en Bons du trésor assimilables (BTA). Cette opération est envisageable pour peu que la BCT allège ses conditions de refinancement des banques et d'intervenir plus fortement dans le cadre de sa politique d'Open market. Dernier gros obstacle à franchir, il faudra trouver 1,5 milliard de dinars supplémentaires et le compte est bon. C'est ce montant que Mustapha Kamel Nabli appelle l' « Emprunt national solidaire », celui-là même qu'envisage le gouvernement de lever dans le cadre du projet de loi de finances complémentaire.
A ce stade, il semble bien qu'Elyes Fakhfakh se soit rangé aux avis et recommandations de l'ancien ministre du Développement économique. L'ombre de MKN planerait-elle sur l'action future du gouvernement ?