Par Pr Karim BEN KAHLA I- La trappe de la mauvaise gouvernance En voulant changer la gouvernance universitaire, le projet de réforme participative de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique nous semble avoir souffert des travers de celle-ci. Nous sommes bien dans une « trappe » ou un cercle vicieux qui piège le projet actuel et explique l'échec de toutes les réformes précédentes. Cette trappe est faite de trois composantes tout aussi fondamentales que paradoxales. Celles-ci s'autoalimentent et se referment les unes sur les autres pour perpétuer et aggraver la crise: une université en manque d'universitaires; une université en manque d'intelligence et une université en manque d'universalité. Bref, crise d'implication et de confiance, d'intelligence et de performance et crise de vocation et de valeurs. Voilà le triptyque qui piège notre université et nous semble avoir piégé le projet de sa réforme. Or, rien ne sera possible, si l'on ne casse pas ce cercle et cette trappe de la mauvaise gouvernance universitaire mais également, et plus généralement, de la mauvaise gouvernance publique. Car c'est toute l'administration publique et plusieurs de nos institutions qui sont piégées par le manque de ressources humaines engagées, d'intelligence et d'universalité et qui attendent plus qu'une réforme, une véritable transformation pour ne pas dire une révolution. Tout en observant qu'elle pourrait également piéger l'actuelle consultation nationale sur l'école tunisienne, nous consacrerons la suite de notre réflexion à l'analyse de chacune des composantes de cette trappe de la mauvaise gouvernance et à proposer des pistes pour sortir notre université de ce cercle vicieux. II- Des universités en manque d'universitaires Le manque (au sens existentiel du terme), le renoncement et la démission des universitaires est, à la fois, la cause et la conséquence d'une crise profonde de confiance. Celle-ci se manifeste, d'une part, par des rapports de méfiance entre les acteurs internes de l'université et entre ceux-ci et les autres composantes de la société et, d'autre part, par une désertion de l'université et une relative incapacité de celle-ci à se reproduire qualitativement. La méfiance entre l'université et la société est notamment liée à une compréhension biaisée de la crise du chômage des diplômés et aux doutes quant à la pertinence des recherches scientifiques menées. Accusée de ne plus être une locomotive assez rapide pour tirer la société, mais un lourd wagon incapable de suivre et de répondre aux besoins des entreprises, l'université est sommée de s'adapter à une réalité (essentiellement économique) qui est loin d'être exempte de toute médiocrité. Les universitaires subissent une culpabilisation alors qu'ils sont déjà désorientés ne serait-ce que par les rapides transformations de la transmission et de la science dans le monde ainsi que des nouvelles exigences liées à leur métier. La désertion des universitaires est une réponse à ces conditions psychologiques et morales d'exercice de leur métier et à la dégradation de leur statut. Aujourd'hui, les meilleurs étudiants évitent ce métier qui n'a plus l'attractivité d'il y a quelques années. L'engouement pour les masters de recherche est en berne et le détournement des cerveaux vers le privé ou vers l'étranger bat son plein. A ce rythme et d'ici quelques années, seuls quelques « étrangers » (pour ne pas dire quelques irrationnels passionnés) ou des personnes dont on n'aura pas voulu ailleurs, continueront à vouloir exercer ce métier. Si rien n'est fait, nous continuerons ainsi à glisser subrepticement vers des universités sans universitaires et, cette triste réalité, ceux qui ont appelé leurs collègues à participer à la réforme, ne sauraient la nier. Or, rien, absolument rien du tout, aucune réforme ni aucun changement ne sera possible sans l'engagement massif des universitaires. Six principes ou axes stratégiques d'intervention pourraient contribuer à l'avènement d'une nouvelle gouvernance universitaire et à la résolution ou, du moins, l'atténuation des méfaits de cette évolution vers des universités sans universitaires. A leur tour, ces axes devraient donner lieu à des décisions et à des actions concrètes qui seraient encadrées par de nouveaux textes réglementaires tout en étant adaptées aux spécificités locales des différentes institutions : 1. Motiver/bien rémunérer(notamment les premiers responsables) et revoir les statuts/fonctions des différents intervenants afin de prendre en compte les nouvelles exigences du métier. Il n'est pas du tout normal que les principaux dirigeants de nos établissements universitaires touchent une prime qui va de 5 à 9 dinars par journée travaillée, comme il est encore moins normal que ceux qui servent l'institution soient rémunérés comme ceux qui s'en servent; 2. Impliquer et faire participer à tous les niveaux (démultiplier les instances, organes et occasions de concertation); 3. Responsabiliser tout en donnant plus de marge de liberté et d'autonomie à tous et à tous les niveaux; 4. Former tous les intervenants, accompagner et coacher pour garder une cohérence globale; 5. Promouvoir le leadership et le travail d'équipe à tous les niveaux; 6. Investir pour améliorer les conditions de travail et de vie dans les établissements universitaires et sur les campus universitaires. Voici, à titre simplement indicatif, quelques exemples d'actions qui pourraient être menées à court terme (dans un horizon de trois ans) et qui découlent de ces axes stratégiques de la réforme: Gestion des carrières: repenser les grades, les recrutements, les évaluations, les formations continues, les mobilités internes et externes, les primes et les compétences au niveau de l'enseignement supérieur. Il faudrait, notamment et en toute urgence, définir un échéancier pour revoir la nomenclature des grades et prendre en compte les apports à la société et à l'institution dans les critères de passage de grade; Augmenter substantiellement les primes des responsables (tripler les primes des directeurs et des recteurs, doubler les primes des chefs des départements et des autres responsables académiques) tout en mettant en place des dispositifs de redevabilité et d'évaluation de ceux-ci; Donner aux conseils scientifiques un rôle décisionnel sur les aspects purement académiques et un droit de regard sur certains aspects du management des établissements; Institutionnaliser l'assemblée générale des enseignants et les conseils de département; Mettre en place des conférences et des conseils transversaux au niveau de chaque université (exemple : conférence des chefs des départements d'une même université, conférence des directeurs des études, etc.) et au niveau national (conférences nationales des directeurs et doyens d'établissements d'une même spécialité, conférence nationale des secrétaires généraux, etc.); Lancer un programme de mise à niveau des administrations universitaires (ces administrations sont sous-dimensionnées et complètement dépassées. De véritables 2 Cv pour tirer des semi-remorques !); Mettre en place un programme d'aménagement des espaces universitaires et d'amélioration des conditions de vie et de travail des universitaires (programme campus-jardin ; bureaux et infrastructure de qualité, etc.); Lancer une réflexion nationale sur l'attractivité de la carrière d'enseignant chercheur de façon à éviter la fuite des meilleurs cerveaux vers l'étranger ou vers d'autres carrières. Améliorer l'attractivité des masters de recherche et de la carrière d'enseignant-chercheur en amont par une meilleure information/encadrement des jeunes étudiants et en aval en donnant plus de place aux universitaires dans toutes les instances décisionnelles nationales; Etc.