A 95 ans bien sonnés, il met le cap, chaque jour, sur le grand large, en réalisant les meilleures captures. Insolite ! M. M'hammed Baklouti, natif de Mahdia en 1920, s'apprête à fêter bientôt son 96e printemps. Toujours bon pied, bon œil, jouissant d'une excellente santé, il rechigne à se départir de son embarcation qu'il semble chérir par-dessus tout. Aucune intention donc de faire prévaloir ses bons droits à une retraite dorée, après de bons et loyaux services qui ont duré 80 ans, en tant que marin-pêcheur, un métier qu'il a exercé depuis l'âge de 15 ans, sans répit. Endossant un pull marin, aux larges rayures, un chapeau bien vissé sur la tête, jovial, il se distingue par une bonhomie désarmante. Souriant, il laisse libre cours à ses gestes d'accompagnement pour étayer ses dires et donner du poids à ses propos. Il affiche lucidité, une présence d'esprit et un sens de la répartie, à même de faire pâlir de jalousie un jeunot de 20 ans. Un «Raïs» respecté Jouissant d'une très bonne audience auprès des marins à Mahdia,tout le monde lui voue un respect total, en l'interpellant par un surnom unanime et flatteur : «Raïs» (capitaine), et il s'en énorgueillit à vue d'œil, il a sa propre barque, bien à lui,bien bariolée et affublée d'un joli nom. Il fait mouvoir son embarcation à coups de rames, bien dosés et sans encombre, même en haute mer. Sur le pont, outre l'ancre majestueuse qu'il lance et retire à loisir, deux tas de filets sont rangés avec grand soin et il se réserve le droit exclusif de les rafistoler lui-même, au cas où un malencontreux dauphin indélicat les mettrait en lambeaux, pour faire évader les poissons attrapés pour se régaler à ses dépens. Prié de nous éclairer sur le mode de vie qu'il adopte dans sa vie quotidienne, Am M'hammed nous assure qu'il n'a jamais fumé la moindre petite cigarette, sa vie durant, avant d'ajouter: «Rares sont les jours où je n'ai pas consommé du poisson, toutes variétés confondues, mais ma préférence va toujours aux sardines». Par ailleurs, le stress, dont on parle tant ces jours-ci, lui est totalement étranger. «Pourquoi m'en faire? Je n'aime pas me tourmenter et j'ai appris à ne jamais ramer à contrecourant de la vie, en outre, je suis très aimé des gens de mon entourage, donc je veille à ce que les soucis soient à bonne distance de moi. Je me sens en superforme, à preuve j'escalade quotiennement le haut grillage de la clôture qui ceinture le port pour raccourcir le chemin qui mène vers ma barque; certes, il y a une porte, mais elle est loin et je préfère ce raccourci qui me donne confiance en moi et en mon aptitude à escalader la grille». Loup de mer incontesté Aux années 40, à l'âge de vingt ans, Am M'hammed sillonnait la haute mer pour traquer les belles crevettes et les poissons nobles (mérou, pagre, bar...). Il échouait très souvent à Lampedusa ou à Mezzara Del Vallo (Italie) : «J'étais, à chaque fois, bien reçu par les Italiens à qui je vendais ma pêche et je rentrais chez moi sans être inquiété le moins du monde. J'étais connu dans tous les ports et je me faisais respecter». En vieux loup de mer, il ne s'est jamais égaré. Certes, il a dû souvent faire face à des situations périlleuses et à des épreuves difficiles et son embarcation a failli plus d'une fois chavirer en prenant de l'eau quand la mer était démontée, mais il est toujours là et les moments difficiles ne l'ont jamais rebuté ou poussé à renoncer à la pêche qu'il exerce toujours avec beaucoup d'expérience. «Je préfère ma météo à moi» Prié de nous dire s'il prend la peine de suivre les messages-météo diffusés à la radio, avant de s'embarquer, Raïs M'hammed nous répond par un sourire ironique : «Ma météo à moi est plus fiable : le mouvement des vagues et l'orientation des courants marins m'indiquent, sans la moindre erreur, l'humeur changeante de la mer, et ma riche expérience est édifiante là-dessus. Je m'éloigne de la côte et je ne me suis jamais laissé prendre au dépourvu». Pour tout dire, «Raïs» est au fait des moindres coins et recoins de la mer, et il sait faire barrage aux bancs de poissons qu'il veut pêcher. Il en capture suffisamment pour gagner sa vie.Il lui arrive d'en offrir à ses connaissances et amis, comme au bon vieux temps. Il respecte les saisons de pêche de chaque variété de poisson en veillant à la salubrité des eaux marines. Avant de prendre congé, il nous dit : «Un pêcheur qui se respecte doit être brave et doté d'un bon cœur».