Par Khalil ZAMITI De coutume, les indignés par l'agressivité infligée à la féminité mentionnent les injures, les coups et les blessures. Mais les femmes ne cessent, aussi, de respirer un air vicié. Interroger les hommes à ce propos conduirait à des résultats tronqués. Ils ne sauraient parler du lieu d'où les femmes parlent. Pour cette raison, le témoignage poignant, abordé maintenant, corrobore bien d'autres prises de position afférentes au machisme ambiant. L'interviewée, ici, habite à El Mourouj. Elle s'y ennuie en ces temps où l'insécurité favorise la réclusion, berceau de la dépression. Son amie depuis toujours l'invite souvent chez elle pour deux ou trois jours. Là, au lieudit Omrane-Supérieur, elle traverse, à pied, la rue El Alia où, du matin au soir, les chaises des cafés bondés occupent les trottoirs. Excédée par le mitraillage des regards, l'interviewée déclare : «Ils passent leur temps à dévisager les filles. La municipalité ne devrait autoriser l'installation des cafés que sur un seul des deux trottoirs. Je n'ai même pas la possibilité de m'éloigner en passant sur l'un des côtés. Les hommes rassemblés de part et d'autre braquent leurs yeux vicieux et moqueurs. Je me sens agressée en allant chez mon amie». Celle-ci intervient : «Pourquoi passer le temps à ne rien faire ? Ils devraient nettoyer les rues ou accomplir d'autres activités». Importunée par les amateurs de narguilé, ces pollueurs à toute heure, l'interviewée reprend la discussion : «Mais regarde-les, ceux-là feraient œuvre utile ! S'ils en étaient capables, ils commenceraient par ne plus regarder comme ça. Leurs yeux deviennent aussi larges que la lune». Le verdict, radical et solennel, paraît sans appel. Selon ces interviewées, la violence du regard malsain et maléfique aurait donc partie liée avec un profil spécifique. Mais alors quel serait ce look particulier ? Aurait-il partie liée avec une citadinité pervertie par la ruralité ? Pareille interprétation bute, souvent, sur une désapprobation fondée sur l'incompréhension. Car il ne s'agit pas de valoriser les anciens citadins et de stigmatiser les ruraux exodés. Avant sa destruction par l'économie coloniale de marché, la paysannerie cultivait une série de qualités au premier rang desquelles figuraient le respect de la parole donnée, la pudeur, l'honneur et la solidarité. L'économie fondée sur le don et le contre-don était de ces relations codifiées. Voici à peine un peu moins de huit décennies prospérait au village de Maâmoura la paysannerie parcellaire. L'essentiel de la production allait à l'autoconsommation. Je récolte mes tomates mangées à satiété. Pour les réserves d'hiver, je les éventre avant de les confier au soleil chargé de les sécher. Je les enduis de sel et d'huile pour les tasser dans la jarre où la paroi d'argile protège des méfaits de l'air libre et de l'humidité. Une fois mes besoins satisfaits, je donne le surplus à mon voisin. Lui, en guise de contre-don, mais sans avoir l'air de rendre le dû à mon présent, me livre ses figues excédentaires, elles-mêmes dégustées puis pour une part conservées avec le même procédé. Les avatars de la transformation Dans ce monde social, aujourd'hui quasi disparu, les êtres et les choses, placés à leur juste place, harmonisaient les relations humaines où le respect occupait un lieu désormais envahi par le manque d'égard. Voici donc d'où provient ce regard violeur infligé à la féminité obligée de passer devant les cafés. L'ancienne société avait ses conflits de voisinage, de passage ou de mariage et le relevé de leur assez longue liste prémunit contre le romantisme paysan. Mais en économie de marché, il ne s'agit plus de cultiver pour manger. Il devient question de produire pour vendre. Avec la ruralisation des villes et l'urbanisation des campagnes, cette mutation introduit le ver dans le fruit. Il n'y a donc pas de nature humaine, d'essence invariable ou de mentalité détestable. L'enquêteur outillé observe des profils construits au gré de l'historicité. Maints commentateurs jettent la pierre aux pollueurs campés dans ces cafés masculinisés où le narguilé, la cigarette et les regards braqués empoisonnent l'humanité importunée par ce mélange de machisme et de fumée. Cependant, chacun tente à sa façon de gérer le stress et l'ennui liés au dur métier de vivre ou de survivre. A la sortie des cafés autorisés à servir les boissons alcoolisées ainsi déambulent et titubent sur l'avenue ces drôles de bateaux ivres. Mais la référence aux catégories de pensée léguées par l'ancienne société pourrait intriguer. L'évocation de leur permanence aurait-elle encore un sens eu égard à la société présumée modernisée ? En effet, ce genre d'explication ou d'interprétation bute souvent sur l'incompréhension, sa répétition au sujet du machisme, du jihadisme, du takfirisme, de l'alcoolisme, du tabagisme, de l'incivisme ou d'autres propos reflète une certaine continuité en dépit de la transformation avérée. Dès lors et au plan de l'éclairage conceptuel, bien malin serait l'inventeur du nouveau chaque matin. Les mots désignent les choses et dans ces conditions ils ne sauraient gambader à un rythme différent.