Par Bady BEN NACEUR Dès l'enclenchement de la révolution tunisienne, notre quotidien, La Presse, avait ouvert des pages entières, consacrées aux très nombreuses opinions qui parvenaient à la Rédaction. Nos lecteurs y avaient adhéré en masse, pour pouvoir s'exprimer, aidés, en cela, par un vent de liberté, liberté de pensée qui s'était mis, alors, à souffler et à se propager sur tout le pays. Et j'avais noté, dans cette même rubrique qu'avec quelle justesse et quelle sincérité soudaine, ces voix si longtemps occultées et condamnées au silence, sous le règne d'une censure implacable — y compris celles des journalistes —, s'étaient employées, dans leurs diversités et leurs spécificités, à argumenter l'esprit de cette révolution inattendue, inespérée. Philosophes, psychiatres, sociologues, historiens, archéologues, intellectuels de tous bords, artistes, médecins, statisticiens... tous cherchèrent à la mettre sur le divan, afin de nous éclairer sur ses tenants et ses aboutissants. Bien que ce dernier vocable ne soit pas encore conforme à ce à quoi nous nous attendions, car toute révolution prend du temps et demande des sacrifices, pour faire mûrir ses fruits, comme on nous l'a toujours appris... Et si nos lecteurs s'en souviennent, j'avais, épisodiquement, consacré un «bain de foule sur la grande avenue». Une sorte de bilan — à travers les sit-in et autres manifestations pacifiques, ou enflammées, de la société civile — pour décrire les avancées ou les abattements de cette révolution qui ne dit pas encore son nom. Ni la révolution «blanche», celle des «Jasmins» ni (plutôt) la «rouge», celle des «coquelicots» et des meurtrissures. Et il faudra peut-être attendre une nouvelle génération pour que cet idéal révolutionnaire s'accomplisse à travers une autre floraison et de nouveaux fruits. Pour la Dignité, l'Intégrité et la Liberté. Et je dis cela pour mes contemporains —car nous ne serons plus là, demain— et les avertir de laisser la place aux jeunes, au lieu de (encore) s'immiscer dans leurs affaires. Leurs affaires? C'est justement la révolution dont certaines mauvaises et pâteuses langues prétendent que cela n'aura été qu'une simple révolte! Mais je reviens à mon propos du jour, à ce phénomène des «opinions» qui sont de plus en plus rares sur les colonnes de notre journal, aujourd'hui. Et, là, que d'interrogations pour en savoir plus et mieux! J'en prendrai seulement quelques-unes à travers des «peut-être», même si ce ne sont pas des «sûres» comme le chantait Jacques Brel : le «peut-être», parce que ce fut, au début, une période d'euphorie générale. Une période folle, mais de folie lucide et stigmatisante comme dans le théâtre de Fadhel Jaïbi et Jelila Baccar. Et, dans ce cas-là, c'est toute la société tunisienne qui est à mettre sur le divan. Et il faudra attendre longtemps pour la guérison. Le «peut-être» aussi, parce que tout le monde a déballé ce qu'il avait à dire sur cette petite-grande révolution. Et que, par lassitude, ces voix, pourtant merveilleuses et de bonne foi, s'en sont retournées au bercail. Le «peut-être», enfin, du «wait and see» (Attendons voir) jusqu'au 14 janvier prochain et puis aux nouvelles élections ! Il n'y a pas — me semble-t-il — d'autres questionnements, hormis celui de l'argent. Car l'argent est aussi le nerf de toute révolution. Et l'argent nous manque alors qu'il coule à flots — dit-on — dans notre pays. Il n'y a même plus de classe moyenne ni de sainte solidarité. Les rares opinions que l'on peut voir sur nos colonnes ne font que confirmer cet état d'esprit : l'abattement général ! Oui, «wait and see» ! Cependant, j'ai grand espoir que certains de nos philosophes — par exemple ! — nous expliquent quelques propos au sujet de cette révolution. Et d'abord la philosophie tunisienne est-elle créatrice, inventive à ce sujet ? Je lis, dans un dossier de presse au sujet d'un colloque à Tunis, en 1997*, les propos de Jacques Bouveresse au sujet de «La Demande philosophique», ceci : «La philosophie est à la mode et tous les médias en réclament». Mais s'agit-il encore vraiment de philosophie ? «Car ce n'est pas à ceux qui l'enseignent à l'université qu'on s'adresse pour la satisfaire» mais «à ceux qui la font à la télévision ou dans les cafés. Dans son ouvrage «La guerre des dieux» (Ed. Grasset), Alain Renaut s'interroge sur «la possibilité de penser encore des valeurs communes aux diverses cultures». Et à propos des conflits (comme ceux que nous vivons actuellement), il déclare que dans «le combat éternel que les dieux se font entre eux (...) il est nécessaire de se décider en faveur de l'un ou de l'autre». La troublante réalité que nous vivons aujourd'hui, Max Weber, en 1919, à propos «des conflits ouverts sur les valeurs qui structurent les existences individuelles», et tel que cité par Alain Renaut, s'interrogeait de la manière suivante : «Faut-il interpréter ces conflits comme les prodromes d'une guerre des dieux généralisée, au sens d'un affrontement entre les idéaux que les peuples d'autrefois incarnaient dans les dieux de leurs panthéons?». Et si la philosophie tunisienne, si inventive et créatrice, nous donnait son avis sur les conflits que nous vivons actuellement? ——————— (*) Philosophie française contemporaine Université de Tunis, réunissant d'éminents philosophes de l'époque