On lui a presque ri au nez lorsqu'elle a demandé «une restriction d'approche». En Tunisie, en effet, tant que le divorce n'est pas prononcé, le couple est toujours considéré comme marié. Avec tout ce que cela suppose comme devoirs conjugaux. «J'avoue qu'au début, c'est son côté bad boy et en même temps son hypersensibilité qui m'ont attirée», nous dit celle que nous appellerons Folla. Lunettes noires, lèvres tremblantes, et enchaînant de fines cigarettes l'une après l'autre, elle nous raconte le calvaire qu'elle a dû vivre pendant plus de 5 ans à cause de son «futur ex-époux» (c'est ainsi qu'elle le présente, vu que le divorce n'a pas encore été prononcé). Folla souhaite garder l'anonymat. Non pas qu'elle ait peur du regard de la société, mais elle attend la fin du cauchemar procédural, pour sortir de l'ombre et entamer un combat contre la violence conjugale qui lui aura coûté au final une double fracture de la mâchoire et le traumatisme psychologique d'un fils qui tout vu. Tout a commencé lorsqu'ils décident de se marier bien que K. (son époux) soit sans travail et n'espère même pas en trouver un. Dès lors, il s'est mis à boire, beaucoup, au point où il pouvait être saoul en début d'après midi. «Et là, il pouvait être très désagréable», nous dit-elle. Alors que nous cherchions à savoir où et quand il l'a frappée violemment, Folla nous arrête instantanément : «La violence a commencé bien avant les coups, Monsieur». La violence était essentiellement verbale. K. cassait tout ce qu'il trouvait à portée de main, dans toute la maison, mais il cassait en même temps psychologiquement sa femme en lui lançant des insultes dignes d'une bagarre dans un bar populaire. «Cela pouvait durer plusieurs heures et chaque fois que je tentais de m'expliquer, il me demandait d'un air menaçant de me taire tout de suite, nous dit-elle. Et lorsqu'un colosse vous demande de vous taire, eh bien, vous vous taisez et vous attendez qu'il se calme». Le lendemain, K. change complètement. Sans demander pardon, il devient tantôt mielleux, tantôt avec une mine de chien battu. Folla appelle cette phase : «la phase lune de miel ou phase de victimisation». «A ce moment-là, je me dis que c'est peut-être moi le bourreau, qu'il y a forcément quelque chose que j'ai fait de travers, je m'en veux carrément». Mais tout a basculé, le jour où devant un restaurant, Folla perd presque conscience et tombe par terre. Elle venait de recevoir une gifle très violente qui lui causera une double fracture de la mâchoire. Ce sont des passants qui l'emmènent à l'hôpital, alors que K. lui envoyait des messages d'excuse. «Lorsque j'ai vu la radiographie, je suis tombée des nues, dit-elle. Moi médecin dentiste, je me retrouve avec une double fracture de la mâchoire à cause d'un mari violent!». Pour elle, c'était le comble. C'est alors qu'elle décide d'engager un avocat et de demander le divorce. S'en est suivie l'entrée dans un tunnel juridique qui semble sans fin. Ce qui a le plus choqué Folla pendant ce périple, c'est la non-reconnaissance de son statut de victime que ce soit dans un poste de police ou devant le juge. «C'est le père de votre enfant, vous n'allez tout de même pas le mettre en prison?», «Vous voulez divorcer parce qu'il vous a frappée, vous êtes sûre?», ce genre de questions de la part de ceux qui représentent l'autorité publique, amplifient sa douleur. Folla ne les a jamais oubliés, tout comme elle n'a pas oublié leurs regards obliques. Elle qui ne connaissait pas la juridiction tunisienne, on lui a presque ri au nez lorsqu'elle a demandé «une restriction d'approche». En Tunisie, en effet, tant que le divorce n'est pas prononcé, le couple est toujours considéré comme marié et le mari peut même demander un rapport sexuel. «S'il me le demandait, je serais capable de le tuer», dit-elle en tremblant. «En Tunisie, la procédure de divorce est trop longue et dans les cas de violence, je crois qu'il serait normal de sécuriser d'abord la mère et l'enfant» Une procédure qui dure encore et encore, aux dépens de son fils qui n'arrive plus à dormir seul. «Le moindre bruit le fait sursauter, tant il y a eu de violence dans notre maison», se souvient-elle. Les récits comme ceux de Folla, il en existe des centaines et des centaines, selon plusieurs rapports établis par des associations féministes, il n'y a pas de corrélation entre la catégorie socioprofessionnelle et l'étendue de la violence conjugale. Toutes sont concernées. Dans une société où, malgré les lois en vigueur, l'on considère encore que la gifle n'est pas un motif de divorce, il est à rappeler que, selon une étude publiée en 2014 par le Secrétariat de la Femme et de la Famille et le Fonds des Nations unies pour la population, une grande proportion des homicides conjugaux sont la conséquence directe de «coups et blessures sans intention de donner la mort».