Voilà plus de dix ans que la plasticienne Najet Gherissi se mesure au fer. Voici plus de dix ans qu'elle essaie de donner à cette matière froide la forme de l'amour. Et elle réussit ce défi avec beaucoup de modestie car face à ses sculptures on a l'impression que le fer ne blesse pas, mais il nous invite à entrer dans un autre univers. Nous l'avons rencontrée alors qu'elle prépare une exposition. On croit savoir que vous allez bientôt exposer.... En effet, je suis en train de préparer une exposition de sculptures prévue pour le mois de juin, au jardin de l'ambassade de France. C'est une exposition sur le thème de l'art à travers le temps et le temps qui traverse l'art... C'est ainsi que je vois ces œuvres qui sont en train de prendre forme. Ma dernière exposition remonte à 2014. C'était une exposition collective. Pour préparer une exposition personnelle, j'ai besoin de plus d'espace et de moyens. C'est pour cela que je ne me presse pas. C'est une passion qui demande beaucoup de patience ! La sculpture avec du métal nécessite-t-elle des qualités particulières ? La relation entre moi et la matière, c'est toute une histoire... Une histoire de convivialité, de conversations riches et pleines de folie... Ce n'est pas juste l'individu qui travaille la matière, mais c'est une espèce d'osmose, presque une sorte de fusion extraordinaire qui nous sort du temps et de l'espace et nous projette très loin. Lorsque je reviens de ce monde et que je regarde l'œuvre, j'ai l'impression de regarder mon enfant. Un enfant que je considère, parfois, comme illégitime, parce qu'il est sans père... Mais il est là avec toute sa force de vie, avec toute la tension qui fait de lui un objet unique et qui n'est pas destiné à la consommation, mais pour procurer une émotion artistique. Pourquoi avez-vous choisi ce matériau ? C'est une histoire qui a commencé depuis longtemps avec le fer !... Au début, je l'ai façonné dans toutes ses formes pour en faire du design de meubles. Puis, après mes pérégrinations à travers les matières (j'ai touché au marbre, au bois, à la pierre, à la céramique, à la mosaïque), je me suis fixée sur ce genre de métal, pour lequel j'éprouve un amour particulier. Il n'y a que le métal qui m'inspire, ce produit pauvre et noble en même temps, qui m'interpelle, qui écrit une histoire pour moi. J'ai arrêté de faire du design pour entrer dans l'aventure de la création artistique. Puis d'aventure en aventure, cela a fini par devenir ma réalité et ma seule source d'expression. Je ne fais que patienter pour voir le résultat final. Ma première exposition a eu lieu à El Abdellia ; et là j'ai senti que ma place était dans ce genre de lieu, spacieux comme j'aime. C'est une matière trop froide pour une femme passionnée comme vous... La passion ne connaît pas la froideur... Elle n'a pas de limites... En pleine création, le métal ne s'exprime plus par son langage classique. Il fait partie d'une autre grammaire et d'une autre sémantique qui ne demande qu'à voir le jour. Le métal, ici, n'est plus de la ferraille ou du fer forgé pour protéger les fenêtres, c'est une matière en devenir, ou une œuvre qui touche et qui pousse à s'interroger sur soi... C'est là où réside mon intervention. J'essaie d'enrichir cette matière et lui donner un côté noble, semblable au marbre ou au bronze. Pour vous, l'œuvre naît à partir du dessin sur papier ou ailleurs ? C'est dans ma tête que l'œuvre prend forme. Je n'ai pas toujours recours au croquis. Je visualise l'œuvre, «je la rêve» si on peut dire ainsi. Etes-vous en train de travailler sur des instruments de musique? Oui. Vous assistez à la transformation d'un simple Primus (Babour) en un instrument de musique. C'est un objet qui fait partie de notre culture. Avant l'arrivée de la cuisinière, tous les Tunisiens posaient leur marmite sur ce petit chauffage à pétrole. Le Primus est aujourd'hui une pièce rare qu'on ne peut pas exposer dans un bureau ou dans un salon. C'est un objet que nos petits-enfants ne connaîtront jamais. J'ai donc transformé cette pièce en un instrument de musique en lui insufflant une âme. Sous forme d'œuvre d'art, il pourra résister plus longtemps... Cela dit, il n'y a pas que la musique. J'aimerais entremêler tous les arts, dans une seule unité. En tant que plasticienne, je sens que notre domaine se trouve à l'écart. Le cinéma et la musique, par exemple, ne viennent pas vers nous. Par contre, ils nous demandent de venir vers eux. Je trouve que c'est très inégal comme rapport. Les artistes des autres disciplines ne savent vraiment pas ce que les plasticiens de leur pays sont en train de faire ! Vous avez également créé des formes hybrides entre la peinture et la sculpture... Lorsqu'on parle d'arts plastiques, tout le monde pense aux tableaux ; alors qu'il y a d'autres œuvres qui nous parlent. C'est ainsi que j'ai pensé à peindre sur du métal, qui contient des formes sculpturales, ce sont toujours des œuvres qui prolongent mon expression. La plupart de vos sculptures sont volumineuses. Pourquoi ? Dès les premiers pas dans cet art, j'ai toujours vu grand ! C'est dommage de ne pas voir de grandes sculptures dans nos espaces publics... Nos parcs, comme celui du Belvédère par exemple, sont entièrement dépourvus de sculptures. L'avenue Habib Bourguiba ne contient pas de sculptures non plus. Je trouve que c'est un manque de respect pour l'art. Je rappelle que la sculpture du cheval de Jugurtha qu'on a installé au rond point de la ville de Gafsa a disparu. Personne n'en a parlé ! Et personne ne sait où est parti cette pièce pourtant lourde et volumineuse que j'ai moi-même sculptée. A Kasserine, également, j'ai eu la même mésaventure, lorsque j'ai sculpté un cheval fleuri. La municipalité a fini par l'écraser à coups de pelleteuses...Mais je dois continuer... L'art est aussi une forme de résistance. Je ne cache pas non plus le fait que la sculpture a été reconnaissante pour moi, puisque j'ai reçu des prix, et j'ai été parrainée par Vermeg. Le fait de voir les enfants de ce quartier populaire entrer dans mon atelier, découvrir la genèse de mes sculptures et me poser des questions, me fait également plaisir.Pour moi, ce sont des enfants qu'on peut sauver de l'obscurantisme. Vous êtes optimiste... Bien sûr ! Parce que la vraie révolution culturelle qui va nous sauver ne fait que commencer ! Peu de gens s'en rendent compte. Mais lorsque je vois des jeunes prendre leurs instruments de musique et leur sac à dos, et partir aux quatre coins de la Tunisie, et d'autres qui s'expriment sur les murs avec des tags et des formes d'art vraiment touchantes, cela me réconforte. Propos recueillis par