Tahar Ben Jelloun, contrairement à ce qu'indique le titre, ne nous invite pas à cogiter sur l'institution du mariage, mais plutôt sur les chocs ethniques qui ont ceci de particulier qu'ils ne taraudent pas des régions à l'échelle macro-sociale, en ne pesant de tout leur poids que sur les individus ainsi dévastés au plus profond de l'être ; là où le racisme, stupide et hallucinant, traverse le roman de part en part. Pour approvisionner son commerce en épices et en produits rares, Amir se rendait tous les ans à Dakar, au Sénégal, et quittait Fès, au Maroc, pendant de longs mois. C'est tout ce qu'il y a de plus naturel pour cette bourgeoisie fèçoise qui s'activait depuis toujours dans le continent. Au fil des ans, des habitudes prennent racine, toujours dans cet esprit pratique où les commerçants trouvent leur aisance et leur confort. C'est ainsi qu'avant Amir, son père et son grand-père avaient l'habitude de prendre femme pour la durée de leur séjour ; une épouse «locale» extrêmement pratique pour un homme absent de son foyer pour de longues périodes et faisant ainsi barrage aux tentations, pour se mettre à l'abri du péché. Mais, selon toute logique, il ne s'agit pas uniquement de questions pratiques si l'on en croit le nom que l'on donne à cette union : «Le mariage de plaisir». Cela veut peut-être tout dire. L'amour de sa vie... Amir emmenait pour la première fois avec lui en voyage son fils Karim qui était un peu simple d'esprit dans le sens le plus élogieux qui puisse se faire à un homme et qui avait comme conséquence la «baraka», Amir ne lui cache rien et lui présente son épouse de «plaisir», la même qu'il prend depuis des années ; Nabou, une magnifique Peule d'un mètre quatre-vingt, sensuelle et éduquée. Nabou avait quitté le collège français après avoir obtenu son brevet. Elle était fière et passait dans sa famille pour celle «qui avait la savoir des étrangers». Elle se faisait parfois écrivaine publique, signe d'une grande indépendance d'esprit. Entre ses bras, Amir perdait la tête. Et ce qui devait arriver arriva : «J'ai l'intention d'emmener Nabou avec moi», confie-t-il à un Karim complètement ébahi par tant d'audace de la part de son père, comme s'il savait ce qui allait découler de cette décision, et pas seulement pour une seule génération ! En vérité, il s'agit d'une union naturelle pour une époque où la bigamie, voire la polygamie faisaient partie du quotidien. Une nuance : derrière l'anecdote, les sentiments authentiques de deux êtres que beaucoup de choses séparaient sont très forts, un amour partagé rare, leur faisant découvrir que chacun était l'amour de sa vie à l'autre. Malheureusement ce n'est pas aussi simple car tous deux ne sont pas hors de l'espace et du temps... Deux jumeaux, l'un est blanc, l'autre noir ! Nabou devient donc très officiellement la seconde épouse de Amir. Elle lui donne vite deux jumeaux, avec une très grosse surprise : l'un des enfants est blanc, l'autre noir ! Commencent alors des attaques d'une rare violence de sa première femme contre Nabou et voilà les personnages de Ben Jelloun entraînés dans une spirale d'injustices qui s'étende aux enfants et aux enfants des enfants. Un paradoxe hallucinant entre deux êtres qui représentent deux mondes différents mais qui parviennent à en tirer le meilleur. Nabou est animiste, elle communique avec l'immense vieil arbre quasi intemporel et Amir est musulman qui met un point d'honneur à ce que tous ses dires, faits et gestes soient en parfait accord avec la Voie du Seigneur. Deux chemins spirituels aussi différents qu'ils peuvent l'être. Mais seulement en apparence. En vérité aucun des deux n'en est à la stricte observance de leurs voies respectives. Tout est dans la nuance, avec un naturel étonnant, sans le moindre excès et surtout sans tenir la moindre rigueur à l'autre. Une relation en gruyère où tout communique par des chemins délicatement tortueux. Il est là avec elle quand elle fait ses adieux au vieux végétal, il est ému et il n'est absolument pas loin de croire que cet arbre est vraiment le réceptacle de la mémoire des ancêtres de Nabou. Elle, elle contemple ses moments à lui quand il fait ses ablutions et sa prière au Seigneur avec ce profond respect comme il sied à la Divinité. Amir soutient aussi Nabou pour d'autres raisons. Musulman, il croit aussi fort qu'il est possible de le faire et de l'être à l'adresse du Seigneur car il a lui-même ses moments surnaturels. Il croit aux Djinns, il peut être totalement dévasté (ou complètement réjoui) par un simple songe, il craint le mauvais œil, il est convaincu que son fils a la «baraka»... Tout cela, toute cette symbiose extraordinaire entre deux êtres, est gâté par le racisme environnant fait d'ignorance, d'intolérance et de stupidité. Le mariage de plaisir, 261p., mouture française Par Tahar Ben Jelloun Editions Gallimard, 2016 Disponible à la Librairie Al Kitab, Tunis.