Visiblement, M. Youssef Chahed joue de malchance. Passées les premières escarmouches de protestations sociales éparses, les choses sérieuses commencent avec la présentation du projet de loi de finances la fin de la semaine écoulée Le chef du gouvernement est averti. La centrale syndicale, les avocats et un pan des professions libérales montent au créneau. Motif : ils redoutent l'acharnement fiscal, la TVA et les mesures financières jugées draconiennes à leur encontre. L'Ugtt tend toujours la main, semble encore ouverte au dialogue. Du moins jusqu'au 15 décembre prochain, les rounds des pourparlers autour du report ou du maintien des augmentations salariales prévues pour 2017 et 2018 étant toujours en cours. Les avocats, eux, organisent une journée de la colère et cessent toute activité professionnelle ce vendredi 21 octobre. Ils estiment que les mesures fiscales prévues à leur charge par la nouvelle loi de finances est inique. Le communiqué publié il y a deux jours par l'Ordre des avocats est particulièrement tranché. Ses mots sont durs à l'endroit d'une loi de finances jugée carrément «antipatriotique». Et lorsque les avocats débrayent, c'est tout le système judiciaire qui trinque. Il est à relever que sitôt les différends annoncés, la situation a empiré à vue d'œil entre les avocats et le gouvernement. A en croire qu'il n'existe guère de canaux de dialogue et d'échanges, contrairement à ce qu'il en est avec les syndicats. Pourtant, de tout temps, aujourd'hui sans doute plus qu'avant, les avocats alimentent la classe politique toutes instances et obédiences réunies. N'empêche, le projet de la loi de finances semble avoir été concocté par des techniciens en dehors de toute scénarisation exploratoire avec l'Ordre des avocats. Il va sans dire que, ce faisant, le gouvernement escompte la complicité de pans entiers de l'opinion. Celle-ci réclame à cor et à cri l'équité dans le système fiscal. Il s'agit davantage des grosses fortunes que des avocats. Le système des retenues à la source fait que les salariés s'acquittent de plus de 80% des redevances fiscales, le patronat, les professions libérales et les grosses fortunes s'acquittant du reste. Ceci sans compter l'évasion fiscale (et la fuite des capitaux) qui coûterait annuellement à l'Etat quelque dix milliards de dinars, soit le tiers du budget. Le citoyen lambda est outragé par ces chiffres. Et le gouvernement surfe sur ce sentiment d'indignation pour canaliser l'opinion à l'encontre des avocats et des médecins notamment. En fait, deux véritables phénomènes nouveaux caractérisent la place, particulièrement depuis la révolution de 2011. En premier lieu, la montée en puissance du corporatisme et des particularismes. La citoyenneté est battue en brèche. De vieux démons reprennent du poil de la bête. Politiciens chantres du populisme à tout-va, charlatans et apprentis sorciers attisent les braises latentes ou subites. Çà et là, il n'y a qu'un seul mot d'ordre : l'instrumentalisation à tout bout de champ. Les coteries sévissent. Au grand dam de la communauté nationale, de la citoyenneté, du civisme et de l'intérêt supérieur de la patrie. Second phénomène et non des moindres, la classe moyenne n'en peut plus guère. Pressurée, vampirisée, elle se prolétarise à vue d'œil. Elle rejoint les rangs des nouveaux prolétaires. Elle constituait près de 80% des Tunisiens, était porteuse de la modernité et des valeurs de la modernité. Aujourd'hui, elle constitue moins de 50% du tissu social. Elle se replie sur elle-même. Les démons identitaires la hantent. Elle végète entre deux mondes, l'un agonisant et l'autre non abouti, inachevé. Elle constitue le terreau d'une contestation sourde et de repositionnements amers. La conjonction des deux phénomènes bat en brèche le mode d'être tunisien des cinquante dernières années. Un chamboulement, tantôt sourd tantôt crispé, a lieu sous nos yeux. Les défaillances du dialogue social en découlent en bonne partie. Sur ce plan, le gouvernement de Youssef Chahed semble évoluer dans le flou total. Loin de promouvoir un nouveau projet de société, il se plie aux aléas des contingences. Or, ici comme ailleurs, un honnête gérant du capitalisme de crise ne peut que faillir. Ou subir les contrecoups pervers du bouillonnement social. Et y perdre fatalement au change au bout du compte.