Hasard du calendrier ou pure coïncidence ? Cinq années, jour pour jour après les élections de l'Assemblée nationale constituante, une autre élection, non moins importante, a été organisée, dimanche 23 octobre, celle du Conseil supérieur de la magistrature. Moins de la moitié du corps électoral estimé à 13.376 électeurs inscrits ont fait le déplacement aux 106 bureaux de vote pour choisir leurs représentants parmi les 179 candidats en course. Malgré un taux de participation très en deçà des attentes pour une élite censée être à l'avant-garde du combat pour la justice et la liberté, ce scrutin a constitué un tournant dans l'histoire de la magistrature tunisienne. Après de nombreux désaccords au sein de l'Assemblée des représentants du peuple, deux renvois devant l'Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi, la loi organique portant création du Conseil supérieur de la magistrature a été promulguée par le président de la République fin avril 2016. Soit presque une année après l'échéance butoir édictée dans la Constitution. Depuis, l'Instance supérieur indépendante des élections (Isie) a entamé les préparatifs pour organiser les élections pour la mise en place de cette institution constitutionnelle de la République. Le président Béji Caïd Essebsi a dit « sa fierté de voir l'élection du Conseil supérieur de la magistrature constituer le premier jalon sur la voie de l'instauration des institutions constitutionnelles et de l'enracinement des attributs d'un pouvoir judiciaire (en tant que) garant des droits et des libertés ». De son côté, le chef du gouvernement, Yousef Chahed, a estimé que cette nouvelle étape dans le processus d'instauration des institutions constitutionnelles « est de nature à contribuer à la consécration des fondements de l'indépendance du pouvoir judiciaire pour lesquels ont milité des générations entières de Tunisiens ». Le Conseil supérieur de la magistrature se compose de quatre organes, à savoir le conseil de l'ordre judiciaire, le conseil de l'ordre administratif, le conseil de l'ordre financier et l'assemblée plénière des trois conseils. « Chacun de ces organes est composé de 15 membres, à ses deux tiers de magistrats dont la majorité est élue et les autres nommés selon leurs qualités. Le tiers restant est constitué de non-magistrats indépendants et spécialisés », à savoir les avocats, les enseignants chercheurs, les experts-comptables et les huissiers de justice. Alors que l'assemblée plénière des trois conseils juridictionnels se compose de 45 membres. « Le Conseil supérieur de la magistrature élit un président parmi ses membres magistrats du plus haut grade ». Du doute à la consécration de l'indépendance Elle est loin, cette vive ébullition qui a secoué le monde judiciaire après le 14 janvier 2011. Des bisbilles et des chamailleries, des disputes et des tiraillements, des accusations et des menaces ont faussé l'image de ce corps auprès de l'opinion publique nationale. Des juges avaient traîné dans la boue d'autres juges et se sont livrés à un véritable lynchage de leurs collègues en jetant « leur honneur aux chiens». La fameuse liste des juges « corrompus » établie par le ministre de la Justice à l'époque, Noureddine Bhiri, et qui ont été révoqués mais dont beaucoup ont été rétablis dans leurs droits, a fini par salir le pouvoir judiciaire et à faire douter de l'honnêteté des magistrats et de leur intégrité. Mais peu à peu, l'institution judiciaire a commencé à guérir de ses maux et à retrouver son équilibre à la faveur d'une Constitution qui consacre son indépendance et d'une loi qui garantit son bon fonctionnement. Une justice indépendante est un des fondements essentiels de toute démocratie. Devenue un thème récurrent et une revendication essentielle aussi bien des magistrats que de l'ensemble des Tunisiens, cette justice à laquelle on aspire tous doit se baser sur deux principes intangibles, la séparation des pouvoirs et les garanties statutaires qui mettent les juges à l'abri de toute forme de pressions ou de menaces. La Constitution de janvier 2014 est venue répondre à cette revendication par la création de cette institution judiciaire qui « garantit le bon fonctionnement de la justice et le respect de son indépendance ». La loi organique du 28 avril 2016 a régulé, de manière irréversible, les rapports du pouvoir judiciaire avec les autres pouvoirs : notamment l'exécutif. La Constitution a accordé aux magistrats une immunité de façon « qu'ils ne sont soumis dans l'exercice de leurs fonctions qu'à l'autorité de la loi ». L'Etat de droit, faut-il le souligner, repose sur la séparation des trois pouvoirs, l'exécutif, le législatif et le judiciaire avec un parfait équilibre de façon que chaque pouvoir puisse se transformer en contrepouvoir pour l'autre. C'est l'une des principales caractéristiques des régimes démocratiques. Et c'est ce que Montesquieu appelle « la limitation mutuelle » des pouvoirs. Bien qu'agents publics, les juges ne sont plus soumis à une autorité hiérarchique qui risque de limiter leur indépendance en interférant dans le fonctionnement de la justice en tant que telle. Toutefois, la seule indépendance proclamée dans la loi fondamentale est une garantie nécessaire, mais pas suffisante pour rassurer les justiciables quant à un procès équitable. L'indépendance est, en fait, une notion « bien difficile d'approche ». Celle des juges est une condition indispensable de l'indépendance de la justice elle-même. Alors que « la compétence professionnelle des juges est une condition indispensable de l'efficacité et de la qualité de la justice ». Condition nécessaire mais pas suffisante Toutefois, l'indépendance de la justice est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Elle ne doit pas uniquement être entendue par rapport aux deux pouvoirs, l'exécutif et le législatif, mais également par rapport aux autres « pouvoirs occultes » et celui de l'argent. « Le magistrat qui n'est pas décemment entretenu, logé, traité peut éprouver le besoin malsain d'échanger des décisions contre des faveurs ». Pour rasséréner les juges et les prémunir contre toutes les formes de tentations, il faudrait leur garantir des salaires et des avantages suffisants. Sinon, ce serait « la ruine de la République », si les gardiens du temple « se transformaient en racoleurs aux méthodes indécentes ». Sur un autre plan, il faut assurer les droits des justiciables. C'est pourquoi, en plus de cette indépendance de la justice, il faut garantir l'impartialité des juges. Elles constituent les deux « principes fondamentaux de tout système judiciaire ». La justice est un pilier de l'autorité de l'Etat et elle est le fondement de la démocratie et la garante des libertés et des droits des citoyens. Le Conseil supérieur de la magistrature devra contribuer, à terme, à l'instauration de la quiétude et de la stabilité sociale et au développement économique. « Il n'est point de société possible et durable sans justice ». Nicolas de Condorcet, homme politique français (1743-1794).