Fille du grand militant Serge Moati, Nine Moati, âgée de presque 80 ans, s'est révélée écrivaine avec son livre «Les Belles de Tunis». Elle revient souvent en Tunisie où elle a vécu jusqu'à l'âge de 20 ans, soit pour des vacances, soit pour participer à des rencontres dont celle organisée par la Fondation tunisienne femmes et mémoire autour des pionnières du cinéma tunisien dans le cadre de la 27e édition des JCC ou encore à la Bibliothèque nationale de Tunis où la FTFM lui dédie une rencontre autour du thème «Récits de femmes. Mémoire d'un pays», et ce, le mercredi 9 novembre, à 15h00. Entretien. Quand on dit Nine Moati, on dit «Les Belles de Tunis», livre grâce auquel vous avez eu une grande renommée. Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ? C'était surtout la gentillesse, l'amabilité qui circulait entre les différentes communautés. Il n'y avait pas d'a priori, pas de rancœur, mon père, Serge Moati, était un homme politique, président de la Ligue des droits de l'homme, chroniqueur à la radio, grand conseiller. Il était français expulsé de Tunisie parce qu'il demandait plus d'indépendance pour les Tunisiens. Vivant dans ce milieu, je ne pouvais qu'être écrivaine. Si vous nous rappeliez «Les Belles de Tunis», qui sont-elles ? La principale serait ma mère, Maya et Aldo seraient mes parents. En fait, je voulais faire entre trois générations de femmes juives : la première serait encore dans «la Hara» (le ghetto), la deuxième accèderait aux appartements européens parce que la France venait de s'installer en Tunisie et la troisième, ma mère avec une villa au Belvédère. Ma mère n'était pas une militante féministe mais elle travaillait beaucoup. Quand elle était à Paris, elle dirigeait les taxis jet set et pendant la guerre, au moment de l'Occupation de la Tunisie par les Allemands, mon père a été déporté pour des raisons politiques et ma mère pendant ce temps-là nous a fait vivre, mon frère et moi, en fabricant des mules. Je me souviens qu'on allait dans les souks presque tous les jours pour acheter du satin, du velours, etc. de quoi faire fantasmer les Américains en les décorant de houppettes avec des signes. Quels souvenirs gardez-vous de la Tunisie de votre adolescence ? Je suis née en France et pendant la guerre, on a quitté la France parce que le danger devenait grand pour nous pour s'établir en Tunisie où mes parents sont nés. On habitait près des jardins du Passage. On a d'ailleurs beaucoup erré, ce qui m'a fait aimer bizarrement les déménagements. J'ai vécu en Tunisie jusqu'en 1957, j'avais alors 20 ans à la mort de mes parents. Je garde des souvenirs heureux. J'étais choyée par la vie. Nous avions une jolie maison, j'étais très entourée. Je m'amusais beaucoup. C'était une jeunesse très joyeuse. Même lorsqu'on était réfugié dans un hammam sis au passage pour que mon père ne soit pas attrapé par la milice française et les Allemands, on changeait de domicile toutes les nuits et au cimetière, qui était situé en temps et lieu des jardins du Passage, on avait creusé des tranchées et on s'y abritait tous les soirs au moment des bombardements. On se couvrait avec de la tôle ondulée et on restait là jusqu'à ce que l'alerte passe. Malgré le danger, c'était très gai parce qu'on était inconscient. A la fin des alertes, on faisait la fête. On dansait la danse orientale, on jouait de la musique. On se défoulait. Avez-vous regretté de quitter la Tunisie ? J'étais assommée par des nouvelles personnelles : la mort de mes parents, le changement de situation. Il fallait partir très vite parce que cela coïncidait avec l'indépendance de la Tunisie. Comment êtes-vous devenue romancière ? Mon premier roman «Mon enfant, ma mère » était un récit autobiographique. Il a été adapté au cinéma par mon frère Serge. Le tournage a eu lieu en Tunisie. Je raconte la mort de ma mère et la renaissance des femmes quand elles ont une fille. Par la suite mon mari qui me posait des questions sur mes arrière-grands-parents. J'ai donc dû entreprendre de nombreuses recherches pour arriver à écrire «Les Belles de Tunis». J'ai écrit 16 romans en tout. Comme par hasard, j'ai toujours eu une héroïne tunisienne qui a des attaches avec la Tunisie. Aujourd'hui, quel regard portez-vous sur la Tunisie ? Cela a évolué. Je déteste les personnes qui disent «j'ai eu un carreau bleu maintenant il est vert» c'est affreux. La révolution est un événement merveilleux, j'espère qu'elle maintiendra le cap très longtemps. Le Tunis que vous connaissez autrefois, a-t-il changé ? Pour ne rien vous cacher, je reviens souvent en Tunisie, cet été, j'ai passé quelque temps à Hammamet. Votre démarche d'écriture est-elle toujours autobiographique ? Non pas du tout. Après le premier livre, on brode, on ajoute des choses, on retranche et puis on s'éloigne petit à petit de ce qui est autobiographique. J'ai raconté l'indépendance des différents pays de la Méditerranée, puis je suis allée jusqu'à Vienne pour raconter l'histoire des juifs au moment de la guerre. En fait, la guerre et l'indépendance ont toujours nourri mon écriture. Il y a eu deux guerres mondiales et on en craint une troisième. Les Français sont très inquiets de la montée de l'extrême-droite et même en Europe. Bientôt, on sera fixé sur le sort des Etats-Unis. Mais cela peut être un cauchemar si c'est Trump qui gagne les élections. Etes-vous en train d'écrire un autre opus ? Non, j'ai l'impression que je ne pourrais plus écrire après la mort de mon mari qui a été malade durant 13 ans. Si je devais écrire, ce serait sur lui. Sa mort a été un coup fatal pour moi. Vous êtes l'invitée de la Fondation tunisienne femmes et mémoire dans le cadre des Journées cinématographiques de Carthage. En quoi consiste votre intervention ? Je parlerai de Haydée Sammama Chikly. Je ne la connaissais pas mais je connais sa fille, Jaouida, qui a travaillé sur le film «Mon enfant, ma mère». Je pense qu'on est un peu parentes parce que ma mère s'appelait Sammama. J'ai fait des recherches sur la période des années 30, une époque où mon père avait créé une revue «Le Fallen» (papillon). Il avait réuni des juifs, des musulmans, des chrétiens. C'était un grand lieu de rendez-vous. Il y avait un ciné-club à «L'Ecran», une salle de cinéma située au Passage où j'ai vu mon premier film «Le Fantôme de l'Opéra». J'aime les films romanesques, très sentimentaux. C'est les seuls moments, lorsque les films sont émouvants, où je peux pleurer. Lorsque dans «Autant en emporte le vent», Scarlette arrive à la maison et crie «Mamam, maman», ça me donne des larmes. J'aime les films américains très mélos comme ceux de Douglas Sirk. Connaissez-vous les films tunisiens ? Non pas vraiment. Un peu les films de Férid Boughedir notamment « Halfaouine ». J'aime beaucoup les films de Nouri Bouzid, les spectacles de Fadhel Jaziri. Aujourd'hui, quelle est votre activité ? Je m'occupe d'un prix littéraire que nous décernons chaque mois de décembre depuis 12 ans. C'est le prix Jean Zay qui était un homme politique tué par la police pendant la guerre et qui est entré au Panthéon au mois de mai dernier. Et puis, je m'occupe de mes quatre petits-enfants et de mes deux filles dont je suis beaucoup fière. Avez-vous des amis en Tunisie ? Oui. Mohamed Ali Okbi, le gérant de l'Agora, Ahmed Bennys et d'autres encore. Voulez-vous ajouter autre chose ? J'espère que la Tunisie restera tolérante où il fait bon vivre. Pour moi, la Tunisie est plus qu'un pays. Quand je parle de distance, je compare toujours Tunis-Hammamet. Mais c'est surtout les paysages qui me parlent beaucoup. En France, les paysages ne me disent rien sauf s'ils sont au bord de la mer.