Par Soufiane BEN FARHAT Chaque époque a des repoussoirs privilégiés pour ses peurs favorites. Les idéologues des mouvements populistes, xénophobes ou nationalistes européens en savent quelque chose. A l'Est, ils revisitent volontiers l'idéologie fasciste. A l'Ouest, ils focalisent de préférence sur le multiculturalisme et l'Islam. Cela résume grosso modo le modus operandi des mouvements extrémistes de droite en Europe. Ils ont un peu partout pignon sur rue. Et recueillent les sympathies de certaines populations. Des populations ? Que dis-je ? Disons plutôt des entités exsangues, blackboulées, tellement saignées à blanc par la crise au point d'être facilement réduites à l'état de foules. C'est-à-dire de multitudes pulsionnelles, instinctives, malléables à merci. Cependant, à la faveur de l'actualité, le bouc-émissaire peut changer momentanément de figure. Ressource privilégiée des dirigeants politiques en manque d'initiatives et de résultats concrets, la peur est une. Son administration est pérenne. Il n'en est pas toujours de même de ses causes invoquées. Le motif humain des peurs suscitées ou entretenues change au gré des circonstances. Face à la même panique fondamentale, on agite plusieurs types d'épouvantail. En France, les Roms ont investi depuis quelques semaines l'espace des grimaces de la peur. Un espace meublé, à leur corps défendant, par les Arabes et Musulmans depuis plus d'un demi-siècle. Les passages de témoin n'épargnent même pas les enceintes ingrates et scélérates. Les propos de l'éditorialiste de La Repubblica sont tranchants. Comme l'amer constat d'un témoin aux avant-postes : "Un spectre hante l'Europe. Non pas le spectre rouge du communisme qui, en 1848, avait alarmé la Sainte Alliance. Aujourd'hui, le spectre a des habits multicolores et se déplace sur les chariots d'un peuple nomade. C'est ce spectre qui a poussé Sarkozy à répondre grossièrement à la commissaire européenne Viviane Reding et qui lui a valu l'appui immédiat de Berlusconi. Aujourd'hui, une nouvelle internationale voit le jour : l'internationale de la peur. A l'avenir, les historiens devront en tenir compte. Jusqu'à maintenant, nous avons eu diverses Europes, chrétienne, humaniste, puis celle des Lumières. Et n'oublions pas la tentative, finalement déjouée, d'imposer une Europe nazi-fasciste, sous le double signe de la romanité et de la svastika. Mais aujourd'hui cette nouvelle Europe — qui a pris forme dans les déclarations de Sarkozy et à propos desquelles notre président du Conseil s'est empressé de déclarer qu'il existe ‘‘une convergence italo-française'' — est dominée par la peur, par la volonté de fermer les portes aux migrants et de chasser les Roms. Tous deux partent d'un même présupposé : celui que les Roms sont des immondices, voire moins encore. Sur le marché international des déchets, le prix fixé par la France pour le rapatriement des Roms (300 euros par adulte, 100 euros par enfant) est un bon prix en comparaison des déchets spéciaux qui traversent l'Europe dans des camions blindés pour être enfouis dans quelque mine abandonnée ou brûlés dans les usines de retraitement d'Allemagne et d'ailleurs". En somme, on n'est pas de sitôt sortis de l'auberge de la condition humaine. La modernité ne semble être qu'une illusion. Les recettes primaires et les sentiments grégaires ont toujours bon dos. Aujourd'hui, il est plus qu'évident qu'on est dans l'ère de l'internet, du village planétaire et du tout communicatif. Pourtant, les structures mentales font de la résistance. Certaines pulsions pour ainsi dire préhistoriques n'en finissent pas de faire du surplace. Dans les institutions, dans les lois et règlements. Et dans les consciences communes, hélas. Paradoxalement, les supports scientifiques et technologiques les plus sophistiqués sont mis à profit pour maintenir vivaces les flammes des vieux archaïsmes. C'est à dire, en l'occurrence, formater les esprits. Encore une fois, la vertu (scientifique version numérique) paie son tribut au vice (friperies idéologiques de rejet variante xénophobie). L'ennui, c'est que cela ait lieu en démocratie. Dans une Europe libérale et aseptisée, volontiers autoproclamée modèle de l'idéal pour toute l'humanité.