Curieusement, chaque fois que je croise le doyen des pêcheurs à Mahdia, sur le point de prendre le large, un parallèle se fait, dans mon esprit, avec le héros du roman «Le vieil homme et la mer» d'Ernest Hemingway, le combat des deux personnages est quasi le même. Raïs M'hammed Baklouti s'achemine allègrement vers ses 97 printemps. Toujours alerte, vif d'esprit, dynamique et bon pied, bon œil, il a tissé une très longue histoire d'amour avec la mer : plus de 80 ans d'activité, en tant que marin pêcheur professionnel, l'unique métier qu'il a exercé sans discontinuer depuis l'âge de 14 ans. Très aimable, jovial, toujours souriant, le teint hâlé, Raïs M'hammed jouit d'une excellente santé. Habité par l'amour de la mer qu'il semble chérir par-dessus tout, il a toujours accepté ses humeurs changeantes, sa colère et ses mystères, mais, pour lui, c'est la mer nourricière, généreuse et source de son bonheur. Il l'évoque avec une certaine excitation fébrile et beaucoup d'enthousiasme. Certes, elle est imprévisible, et il lui est arrivé, tant de fois, de traverser certaines épreuves et de mauvais moments. Mais il est toujours là, car il a su s'en tirer, sans trop de dégâts. Pour lui, ce sont, au plus, des défis à relever, et il a aimé les défis, depuis sa tendre enfance. Chaque matin, il s'empresse de sauter sur le pont de sa barque qu'il n'a pu quitter depuis 1940, date de son acquisition, contre deux dinars, en monnaie sonnante et trébuchante. Depuis, il lui assure entretien permanent et lifting approprié, sans lésiner sur les moyens. Jouissant d'une très bonne audience auprès des marins pêcheurs à Mahdia, et d'un profond respect pour son âge et son expérience, tout le monde l'interpelle par un titre très flatteur dans le milieu marin : Raïs, soit l'équivalent de capitaine. Un titre qui ne peut être octroyé au premier venu, ni aux novices de tous bords. Il commence par haler l'ancre, en la soulevant de l'eau, pour la placer sur le pont, puis, il vérifie les deux tas de filets entassés près du gouvernail et commence à faire mouvoir sa barque, à coups de rames bien agencés, en mettant le cap sur l'horizon, en quête de poissons nobles : daurades, pagres, mérous et loups de mer, qu'il sait dénicher, en repérant leurs cachettes et repaires. Certes, il fait, souvent, de mauvaises rencontres: les requins lui ont fait voir de toutes les couleurs, les dauphins aussi, ces derniers éprouvent un malin plaisir à mettre en pièces ses filets, mais tous ces contretemps ne peuvent le démotiver ou lui faire changer d'idée, il est là pour pêcher, et la capture doit être bonne, sans plus. Côté mode de vie, Raïs Baklouti précise que, sa vie durant, il n'a jamais fumé la moindre cigarette — chose exceptionnelle et rare dans le monde marin. Ses repas sont toujours à base de poissons pêchés par ses soins. Par ailleurs, il se fait un point d'honneur de respecter méticuleusement les saisons de pêche, pour chaque variété de poissons. Il veille également à la propreté et à la salubrité des eaux marines, en agissant dans ce sens auprès de ses collègues, au port. C'est dire, enfin, que le courage du Raïs est bien illustré, à travers ses sorties en mer, en solitaire ou accompagné, en bravant tous les dangers, un peu comme le personnage dépeint par Ernest Hemingway qui a brossé un vrai poème dédié à la mer et ses mystères, tout en évoquant l'être humain vulnérable et fragile mais tenace et déterminé. Il a su remporter une précieuse victoire, celle du cœur, sur le désespoir qu'il a réussi à vaincre et même à ignorer, comme le font tous les marins dignes de ce nom.