Les organisations qui forment le Comité de suivi pour la justice transitionnelle ont tenu hier une conférence de presse, à Tunis, pour dénoncer les périls que pourrait entraîner le projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière sur la transition démocratique et l'amplification du phénomène de la corruption. Les 17 ONG qui forment ce comité ont annoncé leur intention d'organiser aujourd'hui une manifestation opposée au projet de loi sur l'avenue Bourguiba L'avocat Amor Safraoui, président de la Coordination nationale indépendante pour la justice transitionnelle, ouvre le bal des intervenants à la conférence de presse, coordonnée par Avocats sans frontières (ASF). Amor Safraoui commence par inviter le public présent à participer massivement à la manifestation de samedi 13 mai à 15 h. « Une initiative du collectif Manich Msamah », a-t-il précisé. Amor Safraoui est revenu sur la persistance de la présidence de la République à faire passer un projet de loi taxé par le collectif Manich Msamah de « loi d'amnistie des corrompus », a-t-il ajouté, tout en s'interrogeant sur l'opportunité d'y revenir sans qu'une nouvelle version n'ait été publiée officiellement et sans que la société civile n'ait été consultée. « Je suis d'accord avec le Président lorsqu'il déclare : « le processus démocratique est en danger ». Or, les menaces à ce niveau proviennent beaucoup plus du président de la République lui-même, qui transgresse la Constitution en proposant son projet de loi, que des acteurs des mobilisations sociales », proteste-t-il. Amor Safraoui a d'autre part exprimé sa déception que deux membres importants du Quartette organisateur du Dialogue national, à savoir l'Ugtt et l'Ordre national des avocats, n'aient pas communiqué jusqu'ici leur position à propos de l'initiative législative présidentielle. « La corruption instaure des règles du jeu opaques » Intervenant à la suite d'Amor Safraoui, l'économiste et professeur d'université Abdeljalil Bedoui a répondu aux défenseurs de la loi, qui arguent de sa capacité à impulser un climat de confiance, un développement économique et une amélioration des chiffres de l'investissement et de la croissance. « Ce projet néglige un élément central prévu dans la justice transitionnelle, à savoir le démantèlement du système de la corruption et son remplacement par des mécanismes plus sains. Car la corruption nuit à l'économie puisqu'elle crée une conjoncture où la visibilité fait défaut. L'incertitude qu'elle fait peser sur les acteurs économiques provient des règles du jeu opaques qu'elle instaure. Le coût de la transaction économique augmente alors d'une manière vertigineuse. Ce qui va menacer la compétitivité économique », affirme le Professeur Bedoui. L'économiste ajoute qu'au temps de l'ancien régime, le taux d'investissements ne dépassait pas les 25 % à cause justement de la corruption, qui dominait l'univers des affaires et empêchait une utilisation optimale des ressources humaines et naturelles. « Seule la reddition des comptes avec le passé peut démonter les circuits, les acteurs et les failles juridiques qui autorisent ce type de détournement des deniers publics », insiste-t-il. Impunité et non-dévoilement de la vérité Salwa El Gantri, directrice du bureau de Tunis du Centre international pour la justice transitionnelle (Ictj), a présenté de son côté les contradictions du projet de loi avec les principes de la justice transitionnelle. « L'initiative législative assure d'une part une impunité à ceux qui ont détourné par le passé des deniers publics et ne garantit point un dévoilement de la vérité sur ces dépassements. D'où les risques d'une répétition des faits. Qui nous dit que toutes ces personnes que la loi prévoit d'amnistier ne reproduisent pas les mêmes réflexes en attendant une autre amnistie ? Voilà pourquoi nous y sommes opposés », déclare-t-elle. Salwa El Gantri est d'autre part revenue sur l'avis intérimaire de la Commission de Venise, qui a fustigé le projet de loi car les travaux de sa commission de réconciliation sont marqués par le sceau de la confidentialité et n'arborent pas de garanties d'établissement de la vérité ni de publicité, son rapport étant destiné aux trois présidents uniquement. Elle regrette également que le projet n'aborde point la question des biens mal acquis, qui constituent, selon la directrice d'Ictj une source non négligeable de capitaux, susceptibles d'être réinvestis dans le développement et la réparation des victimes. « Parce que la Tunisie a fait le pari de lire les pages du passé avant de les tourner et de consolider son processus de justice transitionnelle par un processus de lutte contre la corruption, elle ne mérite pas un tel projet ! », s'est exclamée Salwa Gantri. Salah Mansour du Réseau tunisien pour la justice transitionnelle partage le même point de vue, lui qui s'interroge : « La Tunisie est-elle condamnée au syndrome de Sisyphe ? Toujours à détruire et à reconstruire la même chose éternellement ? ».