La mobilisation médiatique, politique et juridique accompagnant l'opération anticorruption lancée par Youssef Chahed pousse à poser la question suivante : qui veille à l'aboutissement de l'opération, qui cherche à en faire une opération ordinaire ? On ne saura jamais comment qualifier le comportement de notre élite, qu'elle appartienne aux partis au pouvoir ou dans l'opposition ou qu'elle s'active au sein de la vie associative. Plus encore, personne ne pourra, quels que soient son intelligence ou son savoir-faire, nous dire si Abdelhamid Jelassi parle en son nom personnel ou au nom d'Ennahdha, si Mongi Harbaoui, le porte-parole nidaïste du bureau de l'ARP, porte la casquette nidaïste, celle du parlement ou sa propre casquette quand il critique durement les arrestations opérées ces derniers jours au sein du milieu des barons de la corruption, si Walid Jellad a consulté les membres du groupe patriotique parlementaire auquel il appartient avant d'annoncer sa propre mise à la disposition de la justice en demandant à ce que soit levée l'immunité parlementaire dont il bénéficie, si Ons Hmaïdi, vice-président de l'Association tunisienne des magistrats (AMT), est au courant du communiqué publié, vendredi dernier, par son association et signé par la magistrate Raoudha Karafi, présidente de l'Association, quand on parcourt l'interview qu'il a accordée, hier, à notre consœur Najet Habachi du journal Assahafa et dans laquelle il assure: «La bataille contre la corruption est un devoir national et nous sommes (les magistrats) prêts à la remporter». Et les déclarations les plus fantaisistes de se multiplier, démontrant une réalité que personne ne peut plus contester: entre ce que fait Youssef Chahed quotidiennement pour combattre la corruption, d'une part, et les réactions ou la participation des partis politiques, d'autre part, à cette guerre, il y a comme un malentendu, pour ne pas dire un fossé béant. Tout le monde reprochait à Youssef Chahed sa lenteur en matière de lutte contre la corruption et le jour même du déclenchement de l'opération anticorruption, l'Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) publiait une déclaration de plus de trois pages où Chawki Tabib détaillait les mesures et procédures que son instance a soumises au gouvernement pour que la guerre anticorruption soit lancée effectivement. «Malheureusement, toutes nos propositions sont restées sans suite», précise-t-il. On attendait un soutien unanime quand Chafik Jarraya et ses compagnons ont été écroués, on a eu droit à un tollé de polémiques à caractère juridique où tout le monde récitait ses connaissances juridiques quant à la légalité de l'opération et à une série de réactions de la part des partis politiques, dont en premier lieu Ennahdha et Nida Tounès, le moins qu'on puisse dire incomprises par l'ensemble des Tunisiens, principalement les militants s'activant au sein de ces mêmes partis qui attendaient un soutien plus fort à Youssef Chahed. Ils ont eu droit à des analyses constitutionnelles «savantes» et à des allusions tacites selon lesquelles il s'agirait d'un coup publicitaire qui n'ira pas loin. Et pour une fois, s'est produit un genre d'alliance objective entre ceux qui soutiennent «du bout des lèvres» Youssef Chahed et ceux qui exigent son départ: «Nous attendrons pour voir s'il dispose de la volonté qu'il faut pour gagner sa guerre contre la corruption. Il n'est pas question de mettre sous les verrous une dizaine, voire une centaine de gros poissons, et d'annoncer la fin de la corruption. C'est l'ensemble du système qu'il faut démanteler et quand vous l'aurez fait, vous aurez droit à notre reconnaissance». En d'autres termes, «Youssef Chahed, fais ta guerre, nous, on attend». Sauf que durant cette attente, on promet à Youssef Chahed, à Mounir Ferchichi, à Hédi Mejdoub et à Mabrouk Korchid que les droit-de-l'hommistes ne lâcheront pas prise pour que l'opération anticorruption soit marquée par la propreté et la transparence qu'il faut et pour que les prévenus aient droit à un procès impartial qui leur offre toutes les opportunités possibles pour se défendre et peut-être sortir indemnes. En attendant que la justice militaire en charge du dossier de Chafik Jarraya entame l'audition du prévenu aujourd'hui en présence de son avocat, toute une machine s'est déclenchée ces derniers jours pour expliquer aux Tunisiens que Jarraya risque la peine de mort. En effet, on a eu le sentiment, samedi dernier, que certains médias se sont passé le mot pour diffuser un même article explicitant les accusations qui seront portées contre Chafik Jarraya pouvant le conduire jusqu'à la peine capitale au cas où il serait établi qu'il a porté atteinte à la sûreté de l'Etat. La guerre anticorruption étant lancée, chacun y participe à sa manière. A la liste des députés (principalement ceux du groupe patriotique) qui renoncent à leur immunité parlementaire et déclarent se mettre à la disposition de la justice, s'ajoutent les révélations relatives à la confiscation «de 60 voitures et de 20 appartements que Chafik Jarraya aurait cédés ou mis à la disposition de certains politiciens ou communicateurs».