On assiste quotidiennement à de nouvelles révélations et à l'arrestation de nouveaux gros poissons. On comprend que les autorités judiciaires soient obligées de préserver à tout prix le secret de l'enquête. Mais les Tunisiens ont aussi le droit de s'informer auprès des sources qui détiennent les vérités La campagne anticorruption lancée par Youssef Chahed, chef du gouvernement, sans qu'aucun parti de la coalition au pouvoir n'en soit informé auparavant, entame aujourd'hui, jeudi 1er juin, sa dixième journée. Des têtes parmi les plus connues dans les milieux de la contrebande tombent quotidiennement et on découvre à chaque arrestation qu'il ne s'agit pas uniquement de corrupteurs et de corrompus qui traitaient ensemble pour inonder le marché local de cigarettes de contrebande ou pour faire écouler les marchandises chinoises. Aujourd'hui, avec les révélations glanées ici et là, avec le recoupement des informations publiées il y a deux ou trois ans et avec les déclarations faites par certains individus arrêtés, dont en premier lieu Chafik Jarraya lui-même, on se rend compte qu'il ne s'agit plus uniquement «d'engraissement de certains douaniers empressés de s'enrichir comme quelques-uns de leurs collègues ou de certains policiers qui se contentaient de quelques sommes dérisoires pour faire passer les frontières à un terroriste fiché ou d'un ancien constituant et ancien secrétaire général d'un parti populiste (Saïd El Kharchoufi de Tayar Al Mahabba) pris en flagrant délit de contrebande en transportant des milliers de paquets de cigarettes dans sa propre voiture et qui justifie son acte en déclarant : «Moi aussi, j'ai le droit de m'enrichir comme les autres». Hier, l'opération anticorruption a pris un autre tournant avec l'arrestation de Sabeur Laâjili, chef de la sécurité touristique et ancien chef de la brigade antiterroriste à El Gorjani. Le communiqué annonçant sa mise sous les verrous ne précise pas pourquoi il a été arrêté. Sauf qu'en retournant aux déclarations déjà faites par Lazhar Karoui, l'un des fondateurs de Nida Tounès et l'un des ministres de Béji Caïd Essebsi en 2011 et de Habib Essid en 2015, «on se rappelle qu'un certain Mokhtar El Orf, un contrebandier notoire à Tataouine, a été écroué en 2015 et accusé de procurer des aides financières aux déachistes de la région et aux familles des daéchistes qui étaient en prison». «L'argent qu'il distribuait aux terroristes provenait des daéchistes libyens. Ses visites en Libye n'étaient un secret pour personne. Et quand il a été arrêté, c'est Chafik Jarraya qui est intervenu auprès de Sabeur Laâjili, à l'époque chef de la brigade antiterroriste, pour qu'il soit libéré et pour que l'affaire soit étouffée», confie à La Presse Lazhar Akremi. L'arrestation de Sabeur Laâjili ne peut, en aucune manière, être dissociée des accusations portées par la justice militaire à l'encontre de Chafik Jarraya. Pour le moment, on ne sait pas si l'homme d'affaires a décidé de révéler les identités des sécuritaires qui lui livraient «les secrets qu'il prétendait détenir» en criant sur les plateaux TV et les radios qu'il savait tout. L'obligation de réserve et le secret de l'enquête en cours n'autorisent pas les enquêteurs à informer l'opinion publique qui se contente des indiscrétions et des petites phrases que les journalistes arrachent aux politiciens désireux de s'exprimer parce que se croyant au-dessus des soupçons et convaincus qu'ils n'ont pas de rapports avec l'affaire Jarraya ni dans sa dimension corruption ni dans sa dimension atteinte à la sécurité de l'Etat. Mais qui sait les surprises que l'avenir cache ? En attendant ce que demain nous apportera, aussi bien la campagne de soutien à Youssef Chahed que celle de préservation du système corruption contre la chute totale se poursuivent à un rythme soutenu. Hier, les partis Al Moubadara et Al Joumhouri prodiguaient leurs conseils à Youssef Chahed et lui rappelaient qu'il bénéficie toujours de leur appui, mais à condition qu'il aille jusqu'au bout dans sa guerre contre la corruption sous toutes ses formes. Ennahdha, de son côté, promet par la voix de Noureddine B'hiri, le chef de son groupe parlementaire, une série d'initiatives législatives dont en premier une loi sur l'enrichissement illicite, et B'hiri d'insister aussi sur la nécessité de préserver la réputation du Parlement et de mettre fin à la campagne de dénigrement visant les députés. Sur l'autre rive, celle des associations de la société civile veillant sur la protection des libertés individuelles, la Ligue tunisienne de défense des droits de l'Homme (Ltdh) rappelle dans un communiqué publié, hier, «qu'elle s'oppose catégoriquement à tout jugement des civils par la justice militaire» et raffraîchit la mémoire des Tunisiens en leur disant: «Le décret 50/1978 sur l'état d'urgence a été promulgué pour réprimer uniquement le mouvement syndical». Les auteurs du communiqué oublient ou peut-être ne savent pas que quand l'état d'urgence est décrété, il n'y a plus de qualité pour quiconque est soupçonné de porter atteinte à l'ordre public ou à la sécurité de l'Etat. Quant à la justice militaire, elle intervient automatiquement quand un membre des forces armées ou des forces de sécurité intérieure est impliqué dans une affaire quelconque même s'il s'agit d'une simple dispute entre un citoyen et un soldat sous le drapeau.