Dans toute guerre, et l'offensive anticorruption initiée par le chef du gouvernement le 23 mai dernier en est une, certains facteurs importent beaucoup D'abord, le timing et la préparation du ban et de l'arrière-ban. L'opération coup-de-poing de Youssef Chahed a été lancée à quelques jours du mois de Ramadan, qui connaît un relâchement dans tous les domaines, le politique en prime. Et le Ramadan préfigure justement l'été. Une saison où les Tunisiens s'avèrent plutôt cigales que fourmis. Le choix n'est guère fortuit, d'autant plus que cela a été mûri visiblement de longue date. Témoins, les milliers de documents administratifs, comptables, douaniers et autres épluchés en toute discrétion par la Commission de confiscation des mois durant. Et la longue enquête sur Chafik Jarraya ayant présidé à la saisie du parquet militaire pour haute trahison, atteinte à la sûreté de l'Etat et collusion avec une armée étrangère. Il y a aussi les moyens. Visiblement ne pouvant guère encore compter sur la justice de droit commun, M. Youssef Chahed à dû se rabattre sur la loi de l'état d'urgence en vigueur pour faire assigner à résidence un certain nombre de personnes incriminées. Puis, dans le cas de Chafik Jarraya, la justice militaire a promptement pris le témoin. Entre-temps, la Commission de confiscation s'est réunie, moins de trois jours après les arrestations, pour confisquer les biens de tout ordre des prévenus, en se basant sur le décret-loi de confiscation des biens adopté au lendemain immédiat de la révolution du 14 janvier 2011. Une manière radicale de placer d'emblée très haut la barre et de jouer sur le registre de l'imprévu irréversible. A remarquer aussi la prise à témoin de l'opinion à travers les médias informés à temps via des «sources autorisées». Dans sa très brève sortie devant une poignée de journalistes de l'audiovisuel devant le palais du gouvernement, M. Youssef Chahed a dit : «C'est ou l'Etat ou la corruption organisée, j'ai pris parti pour l'Etat». Autant d'éléments concentriques ayant entraîné un choc psychologique dans l'opinion favorable au chef du gouvernement. Un fait inédit depuis la révolution de 2011. La cote de popularité de Youssef Chahed a fait depuis un bond spectaculaire et significatif. Il y a par ailleurs les protagonistes. Une espèce de triangulation entre la présidence du gouvernement, la présidence de la République et l'opinion. Le président de la République et son staff étaient étroitement associés à l'opération et le chef de l'Etat l'a clairement fait savoir. Au détriment des partis politiques, qui avaient façonné à leur juste — et étroite — mesure tout l'édifice institutionnel et constitutionnel mis en place depuis 2011. Lors d'une entrevue avec des dirigeants de Nida au palais de Carthage il y a deux jours, M. Béji Caïd Essebsi a lancé : « Plutôt que chercher à se solidariser avec untel ou untel, certains d'entre vous gagneraient à sauver leur propre tête». Du coup, les principaux partis du gouvernement d'union nationale se sont retrouvés pris de court et a priori, à l'étroit dans leurs chaussures. Tel est le cas de Nida Tounès et d'Ennahdha, partis majoritaires de la coalition gouvernementale. Pour Nida, parti du chef du gouvernement, l'action initiée en coup de vent a eu précisément lieu alors que ses principaux décideurs, MM. Hafedh Caïd Essebsi et Sofiène Toubal, se trouvaient en visite en Chine. Et il s'agit du chef patenté du parti et du président de son bloc parlementaire. Ils ne sont rentrés que cinq jours après la première phase de l'offensive anti-corruption. Et ce n'est que le lendemain de leur arrivée qu'ils ont réuni l'état-major du parti pour en aviser. Jusque-là, ils en étaient réduits à suivre les évènements effrénés à distance via les réseaux sociaux et la téléphonie mobile. Bref, ils ont rappliqué relativement tard. Et ont bredouillé du bout des lèvres un soutien en demi-teinte et une hostilité à peine déguisée à l'initiative du chef du gouvernement. Même topo du côté d'Ennahdha, qui s'est recluse dans une espèce de semi-réactivité gênée et étouffée. Elle traîne tellement de casseroles qu'elle est encline à faire comme si elle n'était pas là et n'était au courant de rien. Les deux principaux partis gouvernementaux découvraient dans les colonnes des journaux les différentes péripéties de la guerre déclarée à la corruption. Et ils n'en finissent guère de broyer du noir, ne sachant soutenir complètement Youssef Chahed ni s'en désolidariser publiquement. Et puis, il y a des fuites faisant état de l'imminente levée de l'immunité parlementaire de certains députés de la majorité gouvernementale soudoyés dit-on par Chafik Jarraya. Du coup, les réflexes de solidarité et d'autodéfense sont de mise. Les dirigeants de Nida comptent même intenter des procès en justice à l'encontre de tous ceux qui ont invoqué la compromission de leurs députés dans la corruption. Côté opposition, même topo ou presque. Certains dénoncent la sélectivité des arrestations et des poursuites judiciaires engagées. D'autres invoquent ce qu'ils assimilent à l'inconstitutionnalité de la justice militaire. Parmi eux, il s'est trouvé des voix pour stigmatiser le recours au décret de 1978 portant institution de l'état d'urgence, bien que l'état d'urgence soit systématiquement reconduit sous nos cieux depuis 2015 sur la base de ce décret. Etrangement, seul le parti du Courant démocratique de M. Mohamed Abbou, jusqu'ici farouchement hostile au gouvernement, lui a tendu la main moyennant certaines conditions. Les autres se sont contentés d'invoquer divers motifs empreints parfois d'exercices logomachiques et contorsionnistes. Une manière de noyer le poisson et brandir le spectre de l'inconstitutionnalité des mesures, de leur sélectivité ou tout simplement de la guerre des clans au sommet de l'Etat. A la croisée des différents positionnements, le sulfureux personnage de Chafik Jarraya, traduit devant la justice militaire pour trahison, atteinte à la sûreté de l'Etat et collusion avec une armée étrangère. Il s'avère que tous ou presque ont composé avec lui de compère à compagnon. Oui, bien évidemment, tous ou presque se sont affichés avec lui. Certains ont largement profité de ses inépuisables deniers, finances et dons en nature. Beaucoup ont même voyagé avec lui, notamment en Libye, où il entretient d'étroites relations avec Abdelhakim Belhaj, chef d'une redoutable faction terroriste, le Groupe islamique combattant (Fajr Libya). Il a beau avoir bien préparé son coup, Youssef Chahed en est réduit à naviguer parmi les écueils, dont, en prime, ceux de son propre camp, ou supposé comme tel. Il marche en quelque sorte sur le fil du rasoir, n'ayant pour solide soutien que le président de la République et de larges franges de l'opinion. Youssef Chahed bat la campagne anticorruption. Tout en étant réduit à danser avec les loups.