Le risque est de voir les instituts de sondage se transformer en faiseurs d'opinion et par là même en supports pour des hommes politiques, ceux qui ont les moyens de le faire. Entendre les moyens financiers Le dernier sondage d'opinions (11-17 août) réalisé par l'International Republican Institute (IRI), organisation politique américaine, a révélé que 83% des Tunisiens n'ont pas l'intention de voter lors des prochaines élections municipales qui, par ailleurs, viennent d'être reportées sine die, contre 48% au mois de décembre 2016. Les résultats indiquent également que les deux grands partis, Nida Tounès et Ennahdha, ont recueilli 3% seulement des intentions de vote, contre, respectivement, 17% et 9% en décembre 2016. Les autres partis réunis n'ont obtenu que 1%. La mission déclarée de l'IRI est de « soutenir la croissance des libertés politiques et économiques, de la bonne gouvernance et des droits humains autour du monde par l'éducation des gens, des partis politiques et des gouvernements sur les valeurs et les pratiques de la démocratie », explique Mohieddine Abdellaoui, directeur adjoint de l'Institut en Tunisie. Il réalise « des sondages d'opinion de manière périodique et dont les résultats sont très souvent analysés par les politiques et constituent des indicateurs solides pour les décideurs américains et influent sur leur appréciation de la situation du pays concerné». Et même si l'administration du sondage est confiée à un institut tunisien spécialisé Elka Consulting, il est soumis au contrôle et à la supervision de Chesapeake Beach Consulting. Des écarts importants Pendant la même période, et à quelques jours près, les résultats de deux autres sondages réalisés par des instituts de chez nous, Sigma Conseil et Emrhod Consulting, sont tombés. Pour Sigma Conseil, 70.3% des Tunisiens n'ont pas l'intention de voter aux élections municipales. Alors que 10% des personnes sondées parmi les 29.7% qui pensent voter ont l'intention d'accorder leurs voix à Nida Tounès lors des prochaines municipales, et 8.5% au mouvement Ennahdha. Pour Emrhod Consulting, les intentions de vote des Tunisiens durant les prochaines élections législatives placent Nida Tounès en tête avec 17.7% suivi d'Ennahdha, mais assez loin derrière, avec 11.2%. L'écart entre les résultats est tellement important qu'il démontre l'importance des précautions à prendre dans l'utilisation et l'interprétation de ces chiffres. Il est de 13% pour les intentions de vote entre l'IRI et Sigma. Il s'élargit davantage concernant les intentions de vote pour les partis. Il est respectivement de 7% entre l'IRI et Sigma et 13.7% avec Emrhod. « Mais il ne faut pas comparer l'incomparable », objecte Nabil Belaam, directeur général d'Emrohd. « Notre enquête a été centrée sur les intentions de vote dans les législatives et pas dans les municipales comme c'est le cas de l'IRI. Et là la différence est claire ». Et puis, a-t-il ajouté, « nous ne sommes pas à la veille d'une échéance électorale, nous avons plutôt présenté une photographie à l'instant ». Un miroir déformant Nous nous sommes contentés de relever uniquement les contradictions relatives aux intentions de vote pour mettre l'accent sur l'appréhension de la capacité des instituts de sondage à nous renvoyer des résultats qui concordent avec la réalité. D'autant plus qu'ils sont abondamment repris par les médias sans recul ni réserves. Alors qu'en fait, ils peuvent constituer un miroir déformant de l'opinion publique, qui n'est pas habituée à ce genre de pratique, qu'ils cherchent, la bonne foi présumée, à influencer dans un sens ou dans un autre. Sans entrer dans les détails et quand bien même les méthodes et les techniques utilisées seraient, d'après ces instituts, conformes aux standards exigés, le doute persiste quant à la bonne administration des questionnaires sur le terrain et l'interprétation de leurs résultats. En effet, « les techniques de redressement des résultats bruts utilisées par les instituts de sondage sont jugées opaques et les modes d'élaboration de l'échantillon représentatif sont discutables ». Ces critiques se sont faites plus vives en Europe et ont porté à la fois sur leur « fiabilité et leur effet éventuel sur le vote ». La victoire surprise du oui « pour le Brexit au Royaume-Uni, l'élection inattendue de Donald Trump aux Etats-Unis, le score surprise de François Fillon au premier tour de la primaire de la droite et du centre en France » ont fortement écorné la crédibilité des instituts de sondage et remis en cause jusqu'à leur utilité. Objet de manipulations « Les sondages, une science sans savants », pour reprendre l'expression du sociologue français Pierre Bourdieu. Ils sont, des fois, objet de manipulations et les instituts ne peuvent pas résister à des pressions aussi bien d'ordre politique qu'économique. Les exemples sont légion des instituts, partout dans le monde, soudoyés par des forces politiques ou économiques pour formater les sondages et renvoyer à l'opinion l'image que les commanditaires voulaient avoir. Histoire de favoriser l'élection d'un candidat ou l'écoulement d'un produit sur le marché. Ce qui risquerait d'influencer les électeurs et d'instrumentaliser l'opinion publique. Et par conséquent de voir les instituts se transformer en faiseurs d'opinion et par là même en supports pour des hommes politiques, ceux qui ont les moyens de le faire. Entendre les moyens financiers. Ce qui poserait, avec plus d'acuité, la question de l'argent politique et les accointances entre certains acteurs politiques d'une part et les acteurs économiques et les médias de l'autre. Que dire alors des instituts tunisiens qui n'ont pas encore acquis l'expérience nécessaire et ne disposent pas de moyens appropriés pour s'investir dans les sondages et études politiques. En l'absence d'une loi qui réglemente les sondages d'opinion, la question de la connivence entre certaines forces politiques, les instituts de sondage et certains médias restera toujours posée.