Entre le sabre d'une grisaille économique et sociale et le goupillon de toujours vouloir plus, la « Tunisie nouvelle » reste capable de faire émerger un scénario médian, forte en cela de l'appui continu d' « un ami de longue date » qu'est l'Union européenne (UE), soutient le président du Parlement européen Antonio Tajani. Interviewé par La Presse à l'occasion de sa visite au « pays du jasmin », lundi et mardi, Tajani a assuré les Tunisiens de la détermination de l'UE à jouer le grand rôle qu'ils attendent de cette association politico-économique de 28 Etats. Entretien. Deux écueils sont à éviter pour la réussite de la démocratie tunisienne, le désordre et la crise économique et sociale. L'appui européen à l'économie tunisienne reste, toutefois, en deçà des attentes. Que pourrait faire le Parlement européen pour concrétiser les promesses européennes ? La démocratie tunisienne est, à l'évidence, une étape cruciale garante de la stabilité non seulement dans le sud de la Méditerranée mais aussi en Europe. Pour relever deux grands défis qui se posent à la fois à l'Europe et à la Tunisie, notamment le terrorisme et l'immigration clandestine, nous n'avons qu'à soutenir votre pays en renforçant son économie et sa résilience en temps de crise. L'Union européenne réalise que l'économie sera le juge de paix de la transformation politique tunisienne et reste immanquablement engagée à accompagner le processus de développement tunisien. Des efforts supplémentaires seront, de ce fait, fournis pour booster la croissance, réduire le taux de chômage des jeunes et aider à une meilleure intégration des femmes dans le cycle économique. D'ailleurs, le support total de l'UE et de la Banque européenne d'investissement était d'environ 3.5 milliards d'euros entre 2011-2016. Dans votre discours à l'Assemblée des représentants du peuple, vous avez parlé d' « investissements productifs », que peut-on entendre par « productifs » ? Votre pays a besoin d'investissements dans des secteurs à forte employabilité. Puis, le déséquilibre régional est l'autre problématique qui se pose à l'économie tunisienne. La stabilisation du sud du pays demeure tributaire de l'implantation de petites, moyennes et grandes entreprises. Nous œuvrerons, en partenariat avec le pouvoir tunisien, à baliser le terrain devant un plus grand rapprochement entre les entreprises européennes et tunisiennes. On s'emploiera également à aplanir les difficultés pour que les entrepreneurs tunisiens puissent désormais venir travailler et s'installer en Europe. Lancer des investissements productifs veut donc dire fructifier l'argent, en jetant les fondements du développement durable. Un pas important vers la consolidation de la coopération euro-tunisienne a été franchi en octobre 2015, avec l'ouverture des négociations sur un accord de libre-échange complet et approfondi. En vertu de cet accord, les conditions d'investissement et le climat des affaires seront régis par un cadre réglementaire plus prévisible et plus proche de celui de l'UE. Les entreprises bénéficieront, quant à elles, de l'accord par la reconnaissance mutuelle des produits ainsi que par la réduction de barrières techniques et administratives et des duplications des normes. L'objectif étant de voir plus d'investissements européens en Tunisie, plus de joint-ventures. Nous voulons que la coopération se développe dans tous les secteurs de l'économie : l'énergie, l'infrastructure, le tourisme, l'économie verte, les nouvelles technologies, etc. Ces deux dernières années, la Tunisie a réalisé d'importants progrès dans la lutte contre le terrorisme. Elle a, toutefois, besoin d'aides conséquentes de l'Europe pour éradiquer ce fléau. Comment le Parlement européen pourrait-il aider concrètement à atteindre cet objectif ? Très proche de l'Europe, la Tunisie peut jouer un rôle de premier plan dans la résolution de plusieurs questions et préoccupations communes. Le terrorisme nécessite, en effet, la conjugaison de nos efforts pour y faire face. De Barcelone (Espagne) à Nice (France), en passant par le musée du Bardo (Tunis), les motifs et les modes opératoires des terroristes étaient presque les mêmes, à quelques exceptions près. Un contrôle plus sévère et des précautions sécuritaires puisant dans une approche globale sauraient aider la Tunisie et l'Europe à mieux se prémunir contre l'hydre terroriste. Le soutien économique dont j'ai parlé ci-dessus aidera à faire face à ce fléau. La relance de l'économie et la réduction des inégalités entre autres conditions s'annoncent garantes du salut. Une lutte efficace contre l'immigration clandestine nécessite l'élaboration d'une politique globale et partagée entre les deux rives de la Méditerranée, dans une optique de développement économique et de création de sources de revenus pour les jeunes chez eux. Quel serait l'apport du Parlement européen pour aider à la résolution de ce fléau des temps qui courent? On a pensé à un plan Marshall pour l'Afrique. Car la Tunisie et la Libye ont souvent été des points de passage pour des milliers de candidats à l'immigration clandestine, en provenance de l'espace subsaharien. En l'absence d'une stratégie globale adaptée aux exigences du présent et aux spécificités de chaque région, nous risquons d'avoir des millions d'immigrés clandestins. Les changements climatiques, la désertification, la sécheresse, la famine et le terrorisme, autant de facteurs qui ne feront qu'exacerber les craintes et la frustration des populations africaines déshéritées. Ces populations aujourd'hui informées, grâce aux nouvelles technologies de l'information, de ce qui se passe dans d'autres régions où la vie est plus confortable, se dirigeront vers le Nord pour y trouver refuge. Afin de remédier à ces inconciliabilités, il serait profitable à tous d'aider les pays moins développés à se développer. Dans cette optique, nous avons récemment approuvé un financement de 4 milliards d'euros pour le développement économique dans ces régions du monde. Mais, il faut au moins investir 40 milliards d'euros pour avoir un effet levier de 400 milliards d'euros. Le conflit inter-libyen n'a que trop duré en raison d'enjeux importants. Que pourrait faire le Parlement européen pour aider au règlement de ce conflit aux multiples ramifications? En tant qu'Européens, nous œuvrerons à renforcer le dialogue entre les acteurs libyens. Immigration clandestine, terrorisme, violences, l'instabilité libyenne est telle qu'elle affecte l'Est, l'Ouest et le Nord. Il devient ainsi impératif de mobiliser tous les moyens en vue de réunir les belligérants libyens autour de la même table et mettre un terme à la crise générale de ce pays nord-africain. Votre pays peut jouer un rôle important dans la résolution de ce conflit. Après le Brexit (sortie du Royaume-Uni de l'UE), la crise en Catalogne (Espagne) constitue-t-elle, à votre avis, une menace pour l'intégration européenne et ne pourrait-elle pas avoir un effet boule de neige ? Certains plaident, par ailleurs, pour un projet d'alliance stratégique entre l'Europe, la Méditerranée et l'Afrique valorisant notre proximité et notre complémentarité. Qu'en pensez-vous ? A mon sens, les Britanniques avaient tort. Alors que le problème catalan reste une affaire espagnole à résoudre conformément au cadre constitutionnel de ce pays. Pour ce qui est de cette alliance stratégique entre l'Europe, la Méditerranée et l'Afrique, il y va de notre présence dans ce continent courtisé par des puissances émergentes, dont la Chine et la Turquie. L'Europe n'a qu'à préserver son amitié avec l'Afrique, à commencer par l'Afrique du Nord, en allant au-delà du business.