Le 11 janvier, l'International Crisis Group a publié une étude dans laquelle l'organisation constate qu'à défaut de mettre en œuvre la Constitution, le pays pourrait se laisser aller à ses tentations autoritaires. Sept ans après la révolution, c'est la mise en œuvre de la Constitution qui pourrait sauver le pays d'une telle dérive Depuis l'avant-dernier rapport de l'International Crisis Group publié le 10 mai 2017, l'organisation constatait que la Tunisie entrait désormais dans une zone de turbulences dangereuse et de plus en plus opaque. La recherche de consensus permanent entre les deux grands partis, Nida Tounès et le mouvement Ennahdha, en place depuis les scrutins législatif et présidentiel de fin 2014 «paralyse le système et bloque les réformes», lisait-on dans le rapport de l'ICG. La dernière étude de ce cercle de réflexion international intitulée «Endiguer la dérive autoritaire en Tunisie» poursuit et approfondit cette analyse. Nida, Ennahdha et les fantômes du passé Pour l'ICG, la coalition parlementaire et gouvernementale menée par Nida Tounès et Ennahdha a permis de diminuer fortement la polarisation de la scène politique. Or ces anciens ennemis désormais amis, tous deux centristes de droite, se concurrencent beaucoup plus qu'ils ne le montrent. Car les fantômes du passé semblent toujours présents chez ces alliés de raison. Le premier craignant toujours qu'Ennahdha n'islamise la société une fois seule au pouvoir, l'autre appréhendant une nouvelle exclusion totale des arcanes de l'Etat si Nida remportait tout. «Ils entrent en conflit dès que leur pouvoir de négociation respectif au sein de l'alliance s'accroît ou s'affaiblit de manière notable. Les vives tensions qui en résultent, avec pour toile de fond leur manque de confiance mutuelle, contribuent à renvoyer sine die les réformes prévues par la Constitution : mise en place de la Cour constitutionnelle, des instances constitutionnelles indépendantes et des conseils régionaux élus et accroissement de l'autonomie du parlement», relève le rapport. Sept ans après les bouleversements politiques qui ont mené à la chute de Ben Ali, le pays semble l'otage d'une transition sans fin, qui entraîne le regain de nostalgie de l'ancien régime. Les problèmes économiques aidant, inflation vertigineuse des prix, dépréciation du dinar et baisse du pouvoir d'achat des couches sociales modestes et moyennes, plusieurs voix s'élèvent pour appeler de leurs vœux à la restauration d'un Etat fort et d'une gouvernance autoritaire. Un autre élément du contexte actuel favorise cette tentation autoritaire, la présidentialisation du régime par le chef de l'Etat, Béji Caïd Essebsi. Celui-ci veut amender la Constitution afin d'élargir ses prérogatives en passant à un mode de scrutin majoritaire, tout en critiquant les instances administratives indépendantes accusées par BCE de menacer «l'existence de l'Etat et sa cohésion». Aller vers l'avant ou revenir en arrière ? Le rapport taxe cet état des faits par une « fuite en arrière » qui «se justifierait par le caractère artificiel — non adapté à la culture politique tunisienne — et soi-disant dysfonctionnel des institutions créées depuis le départ de Ben Ali. La greffe démocratique ne prendrait pas, comme l'attesteraient la dispersion des centres de pouvoir, la corruption des politiciens et leurs débats inutiles. Le « bruit de fond selon lequel la démocratie n'est pas fonctionnelle en Tunisie», pour reprendre l'expression d'un diplomate européen, s'amplifie et encourage certains intellectuels médiatiques à attaquer l'ensemble de la transition tunisienne, en particulier la Constitution, ne serait-ce que par populisme». Or pour l'ICG, il serait plus coûteux, à tous les niveaux, de reconstituer les fondements d'un Etat autoritaire que d'aller vers l'avant en appliquant la Constitution de 2014. Le retour en arrière exacerberait les tensions économiques, politiques et sociales, prévient l'organisation, qui limite les probabilités de ce scénario catastrophe étant donné la force de la société civile et la liberté d'expression mises en place depuis 2011. «Cela supposerait qu'une force politique ou coalition sécuritaire puisse quadriller le territoire et reconstruire le système de surveillance et de contrôle de la population qui reposait sur le parti hégémonique, le RCD (dissous depuis bientôt sept ans et dont les partisans sont à l'heure actuelle divisés sur le plan politique), et sur le ministère de l'Intérieur, désormais fragmenté», ajoute Crisis Group. Continuer à bénéficier de «la rente démocratique tunisienne» Le rapport va plus loin en alertant sur un nouveau cycle de répression qui pourrait s'installer en cas de dérive autoritaire, un cycle inhérent à la rupture de la culture de la négociation et du compromis qui s'est renforcée depuis la Révolution. Enfin, une gouvernance inspirée de l'ancien régime dilapiderait «la rente démocratique tunisienne» à l'échelle internationale et «priverait le pays d'une partie significative de son soutien financier et politique international». Pour garantir une issue sans danger à la si longue transition démocratique tunisienne, l'ICG préconise de mettre en place la Cour constitutionnelle dans les plus brefs délais et de créer des instances constitutionnelles indépendantes sans les vider de leur contenu. Les élections locales, en accroissant significativement le nombre d'élus (environ 7 .150 à l'échelle de la République) sont aussi importantes dans le rééquilibrage des forces politiques et dans la décentralisation du pouvoir. D'où les craintes exprimées notamment par Nida Tounès, d'autant plus que si Ennahdha accaparait un nombre important de municipalités, elle pourrait demander un remaniement ministériel davantage conforme à son nouveau poids électoral. «Même si l'euphorie révolutionnaire de l'après-Ben Ali est retombée et que l'alliance passe plus de temps au service de son propre maintien qu'à l'application des réformes, le pays continue d'avancer, bien que de façon peu linéaire», reconnaît l'ICG. La corruption et le clientélisme de l'Etat, objet d'études de l'ICG L'International Crisis Group (ICG) est une ONG basée en Belgique, qui se présente comme un cercle de réflexion international. Elle a élaboré depuis la révolution tunisienne de janvier 2011 plusieurs analyses sur les enjeux politiques et économiques qui traversent le premier pays du «printemps arabe», dont «L'exception tunisienne : succès et limites du consensus » (2014), «La Tunisie des frontières : terrorisme et polarisation régionale »(2014), «Elections en Tunisie : vieilles blessures, nouvelles craintes » (2015) et «Violence jihadiste en Tunisie : l'urgence d'une stratégie nationale». En 2016 encore, International Crisis Group publiait un rapport intitulé : «Tunisie : justice transitionnelle et lutte contre la corruption». Michaël Bechir Ayari, sociologue et analyste principal pour la Tunisie auprès de l'ICG, y soulignait tout l'impact positif du projet de loi relatif à la réconciliation économique sur l'administration : «Ce projet a le mérite de mettre en avant la situation des hauts cadres de l'administration, bloqués ou mis au frigo pour les soupçons de malversations qui pèsent sur eux depuis plus de cinq ans», déclarait-il. L'ONG réitère son intérêt pour le thème de la corruption en publiant le 10 mai 2017 à travers une étude sur «La transition bloquée : corruption et régionalisme en Tunisie». Les auteurs du document, très médiatisé à sa sortie, soulignent la prégnance des discriminations sociorégionales, en particulier dans le domaine de l'entrepreneuriat. Ils focalisent leur travail, particulièrement sur le rôle des «hommes de l'ombre» ainsi que le fonctionnement clientéliste de l'Etat et de la société». D'après l'étude de l'ICG, depuis la chute du régime autoritaire du président Ben Ali, qui limitait les affaires juteuses à un cercle restreint, celui de la famille présidentielle, la corruption s'étend, se décentralise et se démocratise, alimentée par l'apparition de nombreux marchés lucratifs. En Tunisie, constate Crisis Group, tous les secteurs vitaux sont gangrénés par la corruption et notamment le ministère de l'Intérieur, les douanes et la justice. O.B.