La région de Sfax est en droit de se prévaloir d'un potentiel considérable de sites archéologiques et de monuments historiques. Le problème, c'est que seuls huit sites abritant trente monuments sont actuellement classés. Ces sites et monuments se trouvent dans la médina, la ville européenne (Bab Bhar) ainsi que l'arrière-pays où sont disséminés des sites dont certains sont d'une splendeur époustouflante. La médina est un joyau architectural. Ceinte de murailles majestueuses parfaitement conservées, ponctuées de plus d'une trentaine de tours et régulièrement crénelées, elle séduit par l'authenticité et la richesse de son patrimoine matériel et immatériel que figurent la splendeur architecturale des façades de ses demeures, sa Grande Mosquée, ses musées, le savoir-faire de ses artisans, ses ruelles bordées de boutiques achalandées et l'animation de ses souks. Sfax recèle également un autre patrimoine extra-muros d'une grande magnificence, illustré par la majesté des immeubles de Bab Bhar, «bâtiments chargés d'histoire, déployant leurs riches ornements du style Arabisance et Art Nouveau». Des sites dans un état lamentable L'arrière-pays regorge lui aussi de sites archéologiques. Bararus, à l'architecture typiquement romaine, dont les innombrables vestiges témoignent de la gloire de la civilisation de l'époque et de la splendeur de la cité, ambitieuse et prospère rivale de Carthage. Située non loin de la ville d'El Jem, héritière de Thysdrus, la cité s'étend sur deux cents hectares. Le monument phare de la cité est incontestablement les citernes souterraines : aucune ride, en dépit de ses trois mille ans, toujours aussi solide sur ses piliers massifs supportant une toiture voutée tout aussi épaisse qui défie dédaigneusement l'effet du temps. Le site Boutria/Acholla, grandiose lui aussi, s'étend sur deux cents hectares. Il est admirable par ses différentes composantes dont la villa du consul romain, Asinius Rufinus, un forum, un théâtre, un amphithéâtre, les baptistères d'Acholla, les thermes de Trajan, les thermes du thiase marin, la maison du triomphe de Neptune. Son ère de gloire, elle l'a vécue après la destruction de Carthage à laquelle elle avait effectivement contribué en prêtant main-forte à Rome, son alliée. Le site archéologique de Thyna n'est pas moins loti d'éléments architecturaux constitutifs qui témoignent de la gloire et de la prospérité de l'ancienne ville érigée à proximité de la ville de Thyna. En effet, les fouilles entreprises sous la direction de feu Mohamed Fendri ont, entre autres, mis au jour «la mosaïque des océans, les thermes des mois, la porte de Tacapae, la porte de Taparura, la maison de Dionysos, un amphithéâtre, une nécropole qui est classée comme monument historique et rappelle celle de Pompei, etc.». Kerkennah peut s'enorgueillir aussi de sa gamme étoffée de sites architecturaux et de monuments historiques d'origines punique, romaine, chrétienne, musulmane moderne et contemporaine. Il y a lieu de citer, à ce propos, les vestiges des cités antiques d'El Hsar et d'El Abassiya dotées d'établissements domestiques, de thermes publics et de temples. Bit Bourguiba dans la région d'Ennajet ainsi que le monastère de Saint Fulgence à l'îlot d'Errammadiya méritent également d'être mentionnés. Or, comme toutes les médailles, celle des sites et monuments historiques de la région de Sfax a son revers. Plusieurs d'entre eux valent plus par leur grande valeur historique que par leur état actuel plutôt lamentable. Des champs de ruines A Bararus, à l'exception des citernes souterraines, le reste est littéralement un champ de ruines, laissé à l'abandon en rase campagne, dans des zones servant de pâturages ouvertes au tout-venant et aux bêtes. Idem pour Boutria/Acholla sévèrement marqué par les stigmates du temps, pathétique, souffrant de l'effet des intempéries, des actes de vandalisme humain et de la négligence. Le site de Borj Lahsar cache encore ses trésors potentiels, ensevelis sous la végétation et les vestiges de Thyna présentent une apparence plutôt modeste, rongés qu'ils sont par les siècles d'oubli, les agressions des éléments et la stupidité de ceux qui s'en sont servis comme carrière pour emporter les pierres et les utiliser ailleurs. Le sort de certains de ces bâtiments de la ville européenne n'est pas plus enviable. Ces bâtiments sont dans un état pitoyable «qui devrait interpeller nos consciences et susciter une réaction générale salutaire», s'émeut Aïda Zahaf, présidente de l'Association des amis des arts plastiques. La liste en est trop longue pour être détaillée. A titre d'exemple, le bâtiment abritant anciennement l'agence de la Banque de Tunisie, qui bénéficie d'un degré de protection depuis 2001, «est dans un état de délabrement inquiétant, mais le propriétaire n'est pas conscient de sa valeur historique, puisque son concepteur n'est autre que Guy Raphaël, architecte de renommée, précurseur du style arabisance. C'est lui qui a conçu l'Hôtel de ville, le siège du service des postes, démoli par l'Etat lui-même, l'Ecole 2-Mars et le siège de la direction régionale de l'Equipement. En effet, après la malencontreuse expérience de la France en Algérie qui avait détruit la Casbah d'Alger et imposé par la suite le style néoclassique, celui du colonisateur, la France a voulu changer de politique urbaine et architecturale en Tunisie, pour assurer l'âme indigène, comme l'a dit le général Lyautey», indique un expert en patrimoine. Notre expert précise que Guy Raphaël a créé cette architecture de style qui consiste en un plaquage d'éléments architectoniques de l'architecture arabe ou islamique dans l'architecture néoclassique. Cette architecture est visible dans une dizaine de minarets situés à Bab Bhar. Juste à gauche de l'Hôtel de Ville, se trouve l'immeuble Ben Romdhane, un monument conçu en 1913. Il se distingue par ses deux minarets, et fait admirer ses motifs floraux, ses arcs outrepassés, sa galerie et ses chapiteaux du style hafside. C'est un monument qui bénéficie d'une protection juridique mais qui est guetté par la ruine en l'absence d'un cadre juridique permettant à l'Etat de participer aux frais de restauration des bâtiments appartenant aux particuliers. Chapitre démolition de bâtiments à valeur architecturale et historique, il est regrettable de mentionner la destruction de l'ancien bâtiment des services des postes, la malencontreuse démolition en 1991 d'un joyau architectural renommé, à savoir la façade de la demeure sise à Souk Belâaj. Conséquence : il n'y a qu'à comparer le paysage urbain dans cette zone avec celui des cartes postales pour se rendre compte de l'ampleur de la défiguration subie ! Pour sa part, la médina subit les mêmes agressions des enseignes lumineuses et des panneaux alucobond, la prolifération des rats, outre les extensions anarchiques, les dégradations provoquées par la défectuosité des réseaux de l'Onas et de la Sonede. La médina endure également les dommages causés par les démolitions anarchiques dans la mesure où les propriétaires en procédant à la rénovation des bâtiments suppriment à moitié le mur porteur, mettant en péril les constructions contiguës. «Le problème, après la révolution, c'est que la police municipale a cessé de procéder aux exécutions, ce qui a ouvert la voie à toutes sortes de dépassements et d'infractions et créé une situation de chaos ayant favorisé les constructions anarchiques aussi bien à la médina qu'à Bab Bhar et lorsqu'on découvre l'émergence du bâtiment, c'est trop tard», explique notre interlocuteur. Des monuments en état de délabrement avancé et squatt A l'intérieur de la médina, les agressions ont également touché les Sbats, des monuments semi-privés, semi-étatiques. Il s'agit de passages semi-couverts dont la protection incombe à la municipalité, laquelle, dotée d'un pouvoir juridique, a le droit et le devoir de veiller sur la sécurité des citoyens dans la mesure où son statut l'autorise à entreprendre les travaux de rénovation, à la charge du propriétaire, et même l'expropriation. A la médina, également, les monuments religieux, placés sous la responsabilité du ministère des Affaires religieuses, subissent eux aussi des agressions de toutes sortes, souffrant même de délabrement. Cependant, quoique protégés, vu leur grand nombre, il est difficile d'entreprendre des actions d'envergure pour les rénover et remédier en général à leur situation, d'autant plus que certains d'entre eux sont sous la mainmise de familles qui les squattent. Cette situation selon les experts, dont notre interlocuteur ainsi que les associations militant pour la préservation du patrimoine, est la résultante de nombreux facteurs. Le premier qui a trait aux techniques spécifiques traditionnelles exigées par la maintenance ou la restauration des monuments historiques exige beaucoup de temps. D'autre part, la protection implique le droit de regard de l'Institut national du patrimoine concernant les permis de bâtir. Tous les travaux qu'ils soient privés au étatiques, même ceux concernant l'assainissement, le câblage et tous les réseaux, doivent avoir l'autorisation de l'Institut national de protection du patrimoine. Le hic, c'est que l'Inp n'étant pas doté d'un pouvoir exécutif a les mains liées», souligne notre interlocuteur, qui ajoute : «Ainsi, l'obstacle majeur en matière de protection et de classement est de nature juridique et institutionnelle. En effet, le classement implique la participation de l'Etat dans les frais de restauration à hauteur de 50%. Mais généralement l'Etat ne classe que sa propriété, sachant que 99% des bâtiments anciens sont des propriétés privées. Par conséquent, en l'absence d'un cadre juridique lui permettant de participer aux frais de restauration des bâtiments appartenant aux particuliers, qui sont menacés par la ruine, l'Etat est dans l'incapacité d'intervenir même si ces bâtiments bénéficient d'une protection juridique. Le pire c'est la loi sur les immeubles menaçant ruine ; cette nouvelle loi est une catastrophe pour les bâtis anciens. Déjà, nous avons des problèmes et cette loi est venue empirer la situation puisqu'elle permet à la municipalité d'exproprier le bien menacé par la ruine puis le démolir et de vendre à des promoteurs immobiliers qui vont bâtir à la verticale. Pour résumer, disons que le plan d'aménagement est déjà un problème en lui-même». Modicité des ressources financières et manque de personnel Outre les obstacles juridiques et les handicaps institutionnels, la protection du patrimoine bute sur une autre difficulté majeure liée à la modicité du budget : «Ne pouvant plus compter sur les contributions de la direction régionale du tourisme et de la municipalité, nous ne disposons aujourd'hui que du budget fort étriqué alloué par le ministère des Affaires culturelles. Et comme nous avons, en Tunisie, plus de 40.000 sites archéologiques et monuments historiques, rien que pour affecter un gardien pour chaque site cela va coûter énormément au budget de l'Etat. Déjà à Sfax nous avons un seul architecte». Corollaire direct de la modicité des ressources financières, le manque de personnel est aussi un sujet de plainte légitime : «L'Institut compte 20 architectes. Donc, il n'en a pas suffisamment pour couvrir tous les gouvernorats». Cependant, des lueurs d'espoir font leur apparition dans ce tableau assez sombre. En effet, menées par certaines associations amies du patrimoine, les actions de réhabilitation de vieilles demeures situées à la médina commencent à porter leurs fruits. Des projets pilotes de reconversion d'anciennes maisons de la médina en un hôtel de charme et en restaurants sont récemment concrétisés par des investisseurs privés motivés par l'inscription de Sfax sur la liste indicative du Patrimoine mondial de l'Unesco. Le résultat aurait été nettement meilleur si la démarche avait été couronnée par l'inscription définitive, qui ne sera pas pour demain, la préparation du dossier y afférent étant encore au point mort depuis 2012, pour des raisons budgétaires. Quand on sait qu'un pays n'a droit qu'à un seul dossier par an, il est facile de mesurer l'ampleur du «gâchis». D'ici là, à l'exception de quelques «îlots» sécurisés, la médina demeurera encore, la nuit, une zone de non-droit, étant le fief nocturne de la pègre et un champ de prolifération pour les mammifères rongeurs et autres rats d'égouts friands de déchets en plastique, carton et cuir, jetés dans les ruelles par les ateliers de confection de chaussures.