Il y a dix ans, à 80 ans tout rond, comme s'il nous faisait une farce, lui qui refusait d'évoquer la mort et même de présenter des condoléances, Abdelaziz Gorgi nous a quittés. Lui qui partait par la grande porte, on s'attendait presqu'à le voir revenir par la fenêtre, juste pour voir comment nous, nous prenions son départ. A cette question, Aïcha, sa fille, qui organise une exposition-hommage, et tous ceux qui l'entourent pour cette célébration, répondent par le titre choisi : Gorgi Pluriel. Car nous le savons bien, il n'y a pas un Gorgi, il y en a plusieurs. Il y a eu le dessinateur au trait acéré, enlevé, et immédiat. Il y a eu le peintre qui a si magnifiquement évolué, acceptant de brûler ses navires, d'abandonner l'esthétique traditionnelle qui était la marque de fabrique de ses frères en peinture pour emprunter une voie contemporaine, audacieuse, mal comprise au début, mais aujourd'hui portée au pinacle. Il y a eu le sculpteur, farceur, plein d'humour, qui descendait ses personnages des cimaises pour leur donner la liberté des trois dimensions, et les inviter à danser la farandole dans sa galerie. Il y a eu le mosaïste auquel on doit de superbes fresques dont certaines se retrouvent aux quatre coins du monde. Il y a eu le céramiste dont il ne reste, hélas, que peu de traces dans les collections. Il y a eu le dernier président de l'Ecole de Tunis, qui a porté à bout de bras ce collectif d'artistes qui firent l'Histoire de notre art moderne. Et qui sut l'ouvrir à de plus jeunes, attirant à lui des talents que les anciens adoubaient volontiers. Il y a eu le galeriste qui ouvrit la première galerie privée, lui offrit pignon sur la plus belle avenue de Tunis, et créa une génération de collectionneurs au temps où l'art n'était pas encore investissement ou spéculation. Toutes ces facettes de Gorgi, tous les aspects de cette extraordinaire personnalité seront évoqués au cours d'une vaste exposition que lui consacre Talan, célébrant à la fois le dixième anniversaire de la disparition du maître, et celui de la naissance du mécène. Nadia Jelassi, commissaire de l'exposition, a passé au filtre la vie et l'œuvre de l'artiste. Elle a exhumé les archives, retrouvé les calques, analysé les correspondances, étudié les maquettes, examiné les photos. Elle a fouillé, pisté, enquêté, interrogé. A la fin d'un véritable travail de fourmi, elle a redessiné les contours et les pourtours de cet artiste si difficile à contenir dans des cases. Elle l'a situé dans l'Ecole de Tunis et par rapport à ses autres membres. Mais elle a, également, été retrouver, auprès de jeunes artistes qui ne l'ont certainement pas connu, l'écho et la résonnance que Gorgi avait pu laisser en eux. Jamais exposition de cette envergure ne fut consacrée à un artiste. Le palais Kheireddine accueillera plus de 300 œuvres, dessins, peintures, sculptures, timbres, tapisseries, céramiques, reproduction et reconstitution de commandes publiques. Un espace vidéo, un cabinet graphique, un répertoire pictural et sculptural, un espace consacré à sa galerie émailleront le parcours dont la scénographie a été confiée à l'agence Dzeta. «Gorgi Pluriel est d'ailleurs plus qu'une exposition. C'est un formidable travail de mémoire. Une mémoire alerte et jubilatoire comme le sont les êtres loufoques et joyeux qui peuplent les œuvres de Gorgi» ,annonce, en préambule Mahdi Haouas, président de Talan et mécène de l'exposition. Nous en ferons notre conclusion.