L'Institut tunisien des études stratégiques a présenté, récemment, une étude sur l'agriculture tunisienne à la lumière des discussions engagées avec l'Union européenne dans le cadre de l'Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca). C'était une occasion pour mettre en exergue les atouts et les faiblesses de notre agriculture. L'adhésion de la Tunisie à l'Aleca est un sujet vivement controversé en ce moment. Certains le considèrent «dangereux» pour le pays, voire un «suicide» pour l'agriculture tunisienne tant celle-ci est incapable de résister à la concurrence de l'agriculture de l'Union européenne. D'autres, par contre, considèrent cette adhésion comme une opportunité à ne pas manquer pour «prendre le taureau par les cornes», moderniser et mettre à niveau ce secteur, gros générateur d'emplois et de potentiel d'exportation. L'intérieur du pays vivant essentiellement d'activité agricole, la modernisation et la mise à niveau de ce secteur seraient une bonne approche pour stimuler le développement régional, talon d'Achille du développement dans le pays. Toutefois, plusieurs études d'impact, non suffisamment approfondies, ont suggéré que les retombées négatives sur l'agriculture tunisienne de cette adhésion sont plus nombreuses que ses retombées positives. Conséquences de cet engagement Ces résultats plutôt ambigus font hésiter les autorités tunisiennes pour aller de l'avant dans cette adhésion et temporisent les négociations afin de voir plus clair dans les conséquences de cet engagement. Mais d'aucuns peuvent se demander « temporiser jusqu'à quand» ? Cette note, qui ne traite que du secteur agricole de l'Aleca et particulièrement de son nerf central « l'eau », essaie d'approcher la question des conséquences de l'adhésion sous l'angle des aspects positifs susceptibles de rendre les impacts bénéfiques plus nombreux que ceux négatifs. Elle essaie de démontrer que les impacts de l'adhésion ne sont pas seulement ceux qui découlent de l'accord lui-même mais aussi de ceux que la Tunisie peut «arracher» selon ce que lui prévoit le Partenariat Avancé avec l'UE. Les interrogations que suscite l'Aleca agricole sont légitimes. Ceux qui ont peur des conséquences de l'accord sur l'agriculture du pays, sur les agriculteurs et sur les Tunisiens en général, leur peur est légitime. Ils sont en droit de poser des questions cruciales auxquelles il faudra apporter des réponses avant et une fois l'accord conclu. Parmi ces interrogations, on peut citer : - Quel impact, cet accord aura-t-il sur l'économie du pays en général? - Quelles seront ses conséquences sur les droits économiques et sociaux de l'agriculteur et du consommateur tunisien? - Quelles précautions prendre pour tirer le meilleur profit de l'accord, maximiser ses impacts positifs et minimiser ses impacts négatifs sur le pays, le secteur et les citoyens? - Quels sont les défis stratégiques à relever à cet effet? - Quelles orientations stratégiques doit-on imprimer au secteur agricole pour réduire ses vulnérabilités? - Quelle agriculture du futur pour affronter l'agriculture de l'Union européenne? Savoir-faire séculaire Les raisons d'une peur réelle et légitime sont multiples. Elles concernent les faiblesses de l'agriculture tunisienne qui est essentiellement une entreprise familiale procurant environ 17% des emplois, dont une grande partie destinée aux femmes. Cette agriculture bien que disposant d'un savoir-faire séculaire reste en grande partie artisanale sur plus de 70% du territoire agricole et semi-industrielle sur ses 30% environ. Elle est, en général, peu mécanisée, peu financée et faiblement innovante. Si l'on veut raisonner à l'échelle industrielle, on peut dire que la Tunisie n'a pas vraiment une agriculture à l'image, par exemple, de l'Egypte ou, à moindre échelle, du Maroc. En fait, on peut plutôt parler d'une «activité agricole » qui se répartit en deux catégories, à savoir une activité agricole traditionnelle, artisanale et des fois rudimentaire et une activité agricole semi-industrielle, les deux étant très fortement exposées aux aléas climatiques. Les faiblesses de l'agriculture traditionnelle sont évidentes. La différenciation sociale de la Tunisie a fait que le pays s'est trouvé, en gros, divisé en deux grosses couches socioéconomiques majeures : - Les zones côtières relativement prospères qui sont le siège d'activités industrielles et de services permettant en général de bonnes conditions de vie et de confort. - Les zones de l'intérieur dont l'économie se base essentiellement sur l'agriculture traditionnelle et quelques industries basées sur les matières premières, ne permettant pas des revenus stables et suffisants répondant aux aspirations des populations. Appauvrissement des sols Les jeunes se trouvent obligés d'émigrer vers les zones côtières ou vers l'extérieur du pays. Ce phénomène provoque un dégarnissement démographique en compétences et en futurs agriculteurs pour prendre la relève des plus âgés. Aussi, l'agriculture traditionnelle s'appuie-t-elle essentiellement sur une main-d'œuvre féminine, elle-même en voie de raréfaction et en voie de devenir de plus en plus chère, car ses salaires doivent suivre le coût de la vie de plus en plus élevé. Les faiblesses de l'agriculture semi-industrielle se caractérisent par des superficies de terres cultivables arrivées à leur saturation. Leur augmentation doit se faire aux dépens des jachères et des parcours. Cela entraîne l'appauvrissement des sols et le recul de l'activité élevage, fondamentale pour les régions de l'intérieur. Or, si l'extension des terres cultivables est limitée, il ne peut y avoir d'augmentation de la production de l'agriculture semi-industrielle (céréale, oléiculture, élevage…) qu'en agissant sur le rendement et l'usage plus efficient du patrimoine actuel en superficies agricoles en faisant appel aux nouvelles technologies et à l'apport de la recherche scientifique. L'agriculture semi industrielle se heurte à de nombreux facteurs limitants tels, par exemple, la faible mécanisation, l'industrialisation insuffisante, la médiocrité des semences, l'incertitude de la pluviométrie, la population vieillissante des agriculteurs. Ces derniers passent difficilement le témoin aux jeunes qui ne se sentent pas trop attirés par la relève, leurs revenus de l'activité agricole étant incertains et même insuffisants. A ces facteurs déjà structurels s'ajoutent les aléas climatiques peu prévisibles, telles l'insuffisance pluviométrique, la sécheresse et les catastrophes naturelles. Enfin, les problèmes fonciers des terres collectives, des habous dissous et des terres domaniales demeurent posés et des fois paralysants.