Alia Mabrouk a cet étonnant talent de débusquer les angles morts de l'histoire, ces moments entre deux âges, deux époques, qui ont quelquefois échappé à l'éclairage des recherches. Ces périodes sur lesquelles on n'a pas beaucoup écrit, publié, et qui conservent une certaine opacité. Comme elle est curieuse, elle se pose, et pose des questions, celles-là même que nous nous poserions nous lecteurs. Et comme elle n'est pas historienne, elle le fait avec éclectisme, imagination, empathie et passion. Son dernier ouvrage, publié aux éditions Démeter, «Le Soupir des vaincus», relève de cette démarche, et vient clore un cycle de cinq livres qui, tous, s'interrogent sur une tranche mal connue de l'histoire de la Tunisie. «En fait, c'est parce que je me pose moi-même des questions que je les pose dans mes livres. Et que certaines tranches de l'Histoire m'interpellent plus que d'autres. J'ai commencé avec «Les Blés de Dougga». Cette capitale numide, qui devint par la suite la capitale administrative de l'Africa Romana, est restée intacte sur son promontoire. Personne n'a jamais rien construit dessus, ce qui est exceptionnel dans notre histoire. J'ai voulu essayer de remettre les pierres en place, et redonner vie à cette cité». Puis elle s'est intéressée à une tranche peu aimée de l'Histoire, celle des Vandales dont le nom reste synonyme de destruction et de ravages. « Effectivement, avec «Puissant par la gloire: Genséric, roi des vandales», je me suis demandé qui étaient ces Vandales, et qu'est-ce qu'ils étaient venus faire en Tunisie. Après tout, ils étaient 80.000 venus de l'Europe du Nord, à avoir traversé le détroit qui ne s'appelait pas Gibraltar à l'époque, et à s'être sédentarisés à Carthage. Ils sont restés un siècle, ont dominé la Méditerranée, tout en conservant le bon fonctionnement de l'administration laissée par les Romains. Il y avait de quoi s'interroger sur leur triste réputation». Sa curiosité, cependant, est insatiable, et ne cesse de rechercher ces voiles à lever, ces zones d'ombre oubliées. «Et puis j'ai voulu trouver une réponse à une question qui, depuis toujours, me taraudait : qu'était bien venu faire Saint Louis en Tunisie? Le très saint roi Louis IX partait pour la croisade, et la Tunisie n'était guère sur la route de la Palestine. Avec «L'Emir et les Croisés», j'ai essayé de montrer le regard que les Tunisiens portaient sur cette huitième croisade». Et il est vrai que ce Saint Louis qui fait partie de notre imaginaire, et dont une légende persistante dit qu'il n'est pas mort de la peste, mais que, converti à l'Islam, il serait devenu Sidi Bou Said, demeure une énigme de l'Histoire. Remontant dans l'Histoire, Alia Mabrouk arrive au seizième siècle, dans cette Méditerranée où s'affrontent deux puissances, l'Empire Ottoman et l'Espagne. «Nous sommes face à deux monstres de puissance : le sultan ottoman et Charles Quint, empereur d'Espagne et des Amériques. Et en Tunisie, un tout petit sultan en fin de règne allait préférer s'allier au très chrétien empereur, plutôt qu'au très musulman sultan. Cela méritait que l'on s'interroge. Et cela a donné «Le Roi Ambigu». Avec ce dernier ouvrage, «Le Soupir des vaincus», Alia Mabrouk s'interroge sur ce milieu du XIXe siècle, et sur cette banqueroute de la Tunisie qui la conduira à la colonisation «Je me suis demandé les raisons de cette famine, de l'exode massif de ce peuple, de cette répression de Ben Ghdahem, si durement matée. En fait, ce sont des questions sur la vie sociale de mon pays à travers les époques qui constituent la ligne continue de mes livres. En général, je campe des personnages hors du commun, princes, conquérants. Là, c'est le petit peuple que je mets en scène à travers un petit journaliste et un nomade. Chacun d'entre eux représente tout un univers, le petit peuple des souks pour l'un, et le monde du nomadisme si riche, et si méprisé pour l'autre». Car c'est cela qu'elle cherche quand elle commence un livre en non-historienne comme elle dit : le quotidien des gens. Ce qu'ils mangent, comment ils s'habillent, où ils demeurent, le prix des choses, les modes, les us et coutumes, les interdits et les tabous. Elle lit les historiens de l'époque, bien sûr, en variant ses sources, mais s'immerge dans les contrats de vente et d'achat, les correspondances commerciales, les traités, les comptes rendus de voyage, de cabotage, les rapports de ports. En un mot dans l'atmosphère et la matière d'une époque, ce qui explique qu'il lui faille deux à trois ans pour écrire un livre, durant lesquels, pendant six mois, elle ne voit plus ses amis. Quant au prochain livre, elle a décidé qu'elle en avait fini d'explorer l'Histoire, et qu'elle passait à autre chose, sans savoir, ou sans vouloir dire quoi.