L'info avait commencé à circuler hier matin vers 9h00 sur Facebook : «11 heures, manifestation de contestation contre le nouveau gouvernement. Lieu: l'avenue Bourguiba». 10h30- L'accès, par l'avenue Mohamed-V, à l'artère principale de la ville se fait au ralenti. Beaucoup de voitures choisissent de rebrousser chemin devant des bouchons inhabituels à cette heure-ci. Probablement accentués par le blocage de ces gigantesques chars de combat du passage devant la Banque centrale. Les uns après les autres, les commerçants de l'avenue Bourguiba, comme si c'était le terme d'une longue journée de travail, ferment boutique. Plus aucun café ouvert. Une lourde ambiance d'attente inquiète pèse sur le lieu, notamment au niveau du ministère de l'Intérieur où des unités de brigades d'intervention BOP, boucliers à la main, semblent très tendues. L'armée et la police quadrillent également les «Champs Elysées» tunisiens, selon l'expression des médias français de ces derniers jours. Soudain, un bruit de fond…Une clameur. La manifestation s'approche du Théâtre municipal. «Vivons de pain et d'eau. Et pas de RCD», scande la foule dans un mouvement de colère. Bravant l'état d'urgence et l'interdiction officielle de se rassembler, elle se dirige, très bigarrée, beaucoup moins nombreuse que celle du 14 janvier dernier (moins de 5.000 personnes), vers le ministère de l'Intérieur. Tous les slogans proclament un désaccord total avec la composition du nouveau gouvernement annoncé lundi après-midi par le Premier ministre. Un gouvernement toujours dominé par le Rassemblement constitutionnel démocratique, celui de l'ancien président de la République. Et de personnalités trop impliquées dans la propagande du régime déchu. Un reporter télé recueille avec son cameraman les propos d'un citoyen tunisien hors de lui. La trentaine à peine, s'exprimant dans un français parfait, il décline son identité avant de crier : «Comment pouvons-nous avoir confiance dans un chef de gouvernement en contact avec le président déchu ? Tout porte à croire qu'il a encore des sbires enracinés dans le pouvoir !». Sur fond de bombes lacrymogènes Plus loin, un technicien radiologue qui a rejoint son poste de travail depuis plusieurs jours pour rester au service de ses patients exprime son amertume par rapport au dernier discours du ministre de l'Intérieur, Ahmed Friaa : «Pour lui, ceux qui sont décédés pour nous faire gagner cette révolution représentent de simples chiffres. Il l'a dit hier. J'en ai été choqué». L'hymne national s'élève lorsque commencent à fuser les bombes lacrymogènes. L'air s'épaissit d'un nuage jaunâtre, étouffant. L'assemblée, affolée, se disperse dans les rues adjacentes tout en continuant à répéter sans peur et sans relâche ses slogans. Les brigades noires «Ninja» poursuivent les fuyards jusqu'aux portes de notre journal. Les rumeurs circulent bon train. La manifestation serait noyautée par le POCT, parti non reconnu de Hamma Hammami. Elle serait manipulée par l'UGTT, dont trois ministres viennent de se retirer du gouvernement, insistent plusieurs personnes. D'autres affirment la domination de membres de la mouvance intégriste Ennahda parmi ses rangées. Selon un collègue journaliste et analyste politique tunisien retranché dans nos locaux, tout le problème aujourd'hui consiste dans de telles démonstrations d'expression politique mais qui restent en dehors de tout cadre organisé. «En vingt trois ans de pouvoir absolu, Ben Ali a réussi à décapiter toute force politique rivale. Je défie quiconque soutenant qu'un des partis de l'opposition actuelle est capable d'organiser une manif de plus de 500 personnes». A l'extérieur, le déferlement des bombes lacrymogènes se poursuit. Les noms des nouveaux ministres démissionnaires continuent à tomber également. Jusqu'où ira la crise ?